Chapitre 1 – Le jour où je me suis éveillée

Il y a exactement 47 strass sur mes talons aiguilles. Je le sais, je les ai comptés.

Cela fait environ une heure que je suis éveillée. Un ressort du matelas gêne ma colonne et m’empêche de trouver une position confortable. Et ce souffle. Ce souffle régulier qui s’échappe des narines de mon voisin de lit m’agace au plus haut point.

Alors j’ai compté les strass en espérant me rendormir. Mes chaussures à talons sont à côté du lit, là où je les ai envoyées valser en rentrant dans la chambre hier soir sous ses baisers empressés. Elles ont percuté l’un des grands cadres photo du mur qui penche à présent. A l’intérieur, l’une des collègues mannequin de Valentin fait maintenant un poirier de guingois. Je trouve cela comique. A côté, une photo de Valentin en gravure de mode semble la juger de son regard de poseur. A moins que ce ne soit nos sous-vêtements disséminés dans la chambre qu’il méprise.

Que s’est-il passé hier soir ? On s’est retrouvé au Red & Blue avec Romuald, vers 22h30. Valentin était là, Romuald m’a dit de ne pas lui parler. Il a beau être mon meilleur ami, il a parfois du mal à comprendre mes intentions. Valentin et moi, ce n’est pas une histoire d’amour. Ce n’est même pas une histoire d’ailleurs. Je le trouve juste magnifiquement beau. Comme ce matin, même si son nez produit un sifflement qui m’empêche de dormir, je trouve qu’il ressemble à un ange. Des boucles châtain, une mâchoire carrée, mais des traits fins. Il est musclé sans être une armoire à glace. Le profil d’un archer qui sait se glisser entre les arbres d’une forêt pour abattre les cibles qu’il traque.

Comme à chaque soirée où l’on se croise, il s’est approché avec son sourire enjôleur et m’a donné l’un des verres qu’il tenait dans sa main. Un mojito, comme d’habitude, même si j’ai horreur de la menthe. J’ai siroté, j’ai souri, j’ai fait semblant d’écouter ce qu’il racontait en lançant des phrases au hasard. Pendant ce temps, mes yeux et mon cerveau enregistraient tous les angles sous lesquels je pourrais le photographier et sublimer sa beauté. Il m’a pris par la main, on a dansé un peu. Puis il a commandé une voiture et on est rentré chez lui.

Certaines de mes photos sont sur son mur. Des photos de lui, des nus, qu’il a suspendus au milieu des autres cadres représentant lui-même ou ses collègues mannequins. Elles sont toutes en noir et blanc. Je sais qu’il essaye de donner un style à son appartement, mais ça ne marche pas. Dans cette petite chambre, j’ai l’impression d’être épiée par des dizaines de paires d’yeux. Tant pis, je me lève.

 

La douche n’a pas enlevé l’odeur de beurre de cacao imprégnée dans ma peau. Le résultat d’un soudain délire qui a réveillé Valentin au milieu de la nuit. « Tu savais que les Mayas considéraient le cacao comme la nourriture des Dieux ? J’ai vu sur Instagram qu’il existe des cérémonies du cacao qui te permettent de te reconnecter à toi-même… ». Tu m’en diras tant… Dans les minutes qui suivaient, j’étais enduite de beurre de cacao et lui rendais la pareille face à son insistance.

Cette odeur me donne faim et à force de passer la nuit ici, je connais toutes les planques de cet appartement. Je découvre une tablette de chocolat aux noisettes sous le meuble de sa télé et me fais couler un café.

 

« Tu sais que le chocolat fait grossir et donne des boutons ? ». Valentin s’est levé et me jauge, adossé au montant de la porte de sa chambre. Il faudrait savoir, il y a quelques heures encore, le chocolat était censé m’ouvrir l’esprit.

Ses yeux noirs fusillent la tablette dans ma main, si bien que je me sens obligée de la poser sur la table. « Prends-là, de toute façon je teste un nouveau régime ». Il ne faut pas me le dire deux fois : je range la tablette dans mon sac que j’avais jeté sous le comptoir en arrivant hier soir. En me relevant, je le sens m’enlacer par derrière. Face à nous, le miroir de l’entrée renvoie notre reflet. Je le vois s’admirer. Il s’aime, c’est indéniable et très souvent insupportable. « Et si pour une fois tu restais un peu plus longtemps ? On pourrait se faire un brunch à côté et peut-être une petite séance photo dans l’aprèm ? 

– Monsieur tomberait-il amoureux ? On en est à prendre des brunchs ensemble maintenant ? »

Oups. Il pousse un long soupir. C’est parti.

« Angèle, je t’ai déjà expliqué, je t’aime bien, mais… »

Mais je n’arrive pas à tomber amoureux, blablabla…

« …Mais je ne suis jamais tombé amoureux de qui que ce soit. Ce n’est pas ma faute et je suis le premier à en souffrir, crois-moi. Je ne suis pas normal, ok ? Et c’est déjà assez dur à vivre comme ça. S’il te plaît ne me mets pas la pression. »

J’ai déjà eu le droit à ce discours plusieurs fois. Et le mieux dans tout ça ? A chaque fois, je n’avais rien demandé. Valentin fait partie de ces êtres qui se trouvent incompris sans réaliser qu’en réalité, plus personne ne les écoute. Oui, je sais, c’est dur. Mais au bout de la cinquième fois, je trouve cela surtout usant.

« Angèle, ce que j’aimerais, c’est que tu me laisses du temps, ok ? Faisons ces petites activités où l’on s’entend bien. J’aime quand tu me prends en photo, j’aime boire des verres avec toi et danser. J’aime passer la nuit avec toi. Sois patiente, j’ai besoin que tu m’aides à aimer. Et avec le temps, peut-être que je dépasserai mes blocages et que j’arriverai à mettre des mots et des sentiments sur notre relation. »

– Valentin, je n’ai pas envie d’être avec toi. Ni pour une vie, ni pour un couple, ni même pour un brunch. Je t’appellerai si jamais j’ai besoin d’un modèle photo. »

Veste. Sac. Porte. En quelques secondes, je suis dans la rue, en chemin vers le parc et en train de croquer à belle dent dans la tablette de chocolat. J’aurai au moins gagné ça.

 

Au fond, je le plains. Ça doit être pénible d’être centré sur soi-même au point d’être incapable d’aimer quelqu’un d’autre. Valentin a toujours été beau, a toujours été aimé et mis sur un piédestal par sa famille, ses amis, les photographes avec qui il a travaillé, les filles avec qui il est sorti… Et qui ne l’estimerait pas chanceux ? Être mannequin en couverture de plusieurs magazines, ce doit être la consécration de toute une jeunesse. Faire tomber n’importe quelle fille d’un simple regard, quel homme n’en a pas rêvé un jour ?

Mais Valentin m’a fait comprendre une chose : les personnes aussi belles sont souvent seules. Car personne ne prête attention à leurs problèmes. Comment oserait-il se plaindre alors qu’il est si chanceux ? Quel genre de problème peut-il bien avoir face à ceux des pauvres mortels qui se contentent d’admirer sa beauté d’ange pour soulager leurs misères ? Valentin n’a pas vraiment d’ami. Il a un agent avec qui il passe le plus clair de ses soirées et des filles à foison. Mais aucun confident. Il s’est attribué cette malédiction pour entacher sa vie parfaite et je l’entends la ressortir à chaque fille qu’il croise pour ajouter une tache ou un peu de profondeur à son profil parfait. Peine perdue d’ailleurs, je crois, car jamais je n’ai vu une fille compatir sans le dévorer des yeux.

 

Mon sac vibre, mon smartphone. Je n’en reviens pas qu’il me reste de la batterie vingt-quatre heures après ma dernière recharge. Un texto de Valentin.

« Angèle, je pense qu’on devrait en rester là et ne plus se revoir. Je suis quelqu’un de toxique pour toi et j’ai peur que tes sentiments soient plus forts que les miens. Je ne veux pas te faire souffrir. S’il te plaît, excuse-moi d’être un connard. Adieu, je te souhaite une belle vie. »

Hallucinant. Si j’avais la moindre intention de l’aider dans ses problèmes, il vient de la balayer en un seul texto. Sentant probablement la réponse piquante qui allait suivre, mon smartphone préfère s’éteindre, finalement à court de batterie. Je hausse les épaules et reprends mon chemin. Débrouille-toi Valentin, je ne peux rien faire pour toi si tu ne t’aides pas un peu toi-même en premier lieu.

 

J’arrive enfin sous mon arbre préféré. C’est un chêne, excentré par rapport au reste du parc, proche du chantier de la nouvelle voie de bus. L’endroit est bruyant, mais justement, cela fait fuir les promeneurs et j’ai l’espace pour moi seule. Je m’assieds et enfile mon casque : même sans musique, il me permet de m’isoler du monde alentour.

J’adore cet arbre. Je viens régulièrement depuis déjà plusieurs années pour méditer, m’isoler, réfléchir ou trouver l’inspiration pour mes photos. Je suis presque convaincue qu’il a des pouvoirs magiques : mes meilleures idées de séries photographiques me sont venues sous ses branches. Cachée des chemins alentours par son feuillage, j’y réfléchis souvent à voix haute ou pique une sieste sans que l’on vienne me déranger.

« Les hommes sont stupides. »

Aucune réponse. Evidemment.

« Non, en fait, les humains sont stupides. »

La tête d’un écureuil apparait à droite du tronc, curieux de l’humaine qui se parle toute seule et peut-être vaguement inquiet de ce qu’elle pourrait faire ensuite.

Je soupire et m’allonge. Sans la pression de ses proches ou de la société imposant la beauté comme symbole de réussite, Valentin aurait pu être heureux. Et probablement un peu moins stupide. Est-ce que j’aurais pu l’aimer, alors ?

Non, je ne pense pas. J’ai toujours cherché un partenaire, pas un amoureux. Valentin ne m’aurait jamais fait grandir, ne m’aurait jamais poussée à me dépasser pour accomplir mes rêves. Romuald et Rita, mes deux meilleurs amis, se moquent souvent de cette exigence. Je n’ai pourtant pas l’impression de demander l’impossible.

Vaguement contrariée, je ferme les yeux et pousse un long soupir. Le tapis de feuille offre un matelas confortable. En quelques instants, je suis endormie.

 

13 commentaires sur “Chapitre 1 – Le jour où je me suis éveillée

    1. Merciiii <3 Un nouveau chapitre paraît chaque jeudi 🙂 Et n'hésite pas à suivre sur Instagram, ou à t'inscrire sur la newsletter pour être avertie dès que le prochain chapitre sort !
      Bonne journée !

  1. Hello ,
    J’ai pris un peu de temps avant de commencer à lire mais comme on dit « le meilleur pour la fin » 😂
    Tu as une plume incroyable, et j’ai bien fait de reprendre du début. J’avais lu la 8ème partie mais je ne comprenais pas trop.
    Je pense que je vais adorer . Continue comme ça tu es vraiment douée

  2. J’aime beaucoup et ça me donne envie de découvrir la suite 🙂
    Merci pour ce moment passé.
    Je pense que la vie nous offre la possibilité de choisir ! Choisir si on veut être positif ou au contraire négatif. Ce choix se fait par les personnes que l’on décide de côtoyer ou non. Qu’en penses-tu ?
    Mais aussi, parfois quand rien ne va plus il faut accepter l’aide des autres et ne pas avoir peur de la vérité qui peut parfois faire beaucoup de mal à l’instant T mais faire du bien par la suite 🙂

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