« – Mais tu n’as rien de grave ?
– Non moi ça va. Elle m’a pris mon sac et elle a disparu, mais je n’avais que ma carte de crédit comme document important dedans. C’est bloqué, c’est bon. Ce qui m’embête le plus, c’est que j’ai aussi cassé un accessoire de mon appareil photo dans ma chute.
– Ça, ça se remplace. »
Moui… Enfin c’est toi qui le dit, Blandine. Parce qu’avant que je puisse me payer un nouveau flash amovible de cette qualité, il va falloir patienter un peu.
« – Tu as vraiment une sale tête. Elle ne t’a pas loupée. Cache un peu avec tes cheveux, histoire que les gens ne posent pas trop de questions. »
Je suis en train de déjeuner avec Blandine, sur la terrasse d’une boulangerie, près de son lieu de travail. C’est vrai que je détonne un peu : c’est le quartier où toutes les plus grandes entreprises ont leurs bureaux et forcément, chaque passant arbore un look impeccable. Blandine aussi. Je rabats une mèche de cheveux sur ma tempe pour cacher mon cocard encore douloureux. En effet, Nastasia ne m’a pas loupée.
J’ai su les suites de mon agression par les réseaux sociaux. Les quatre jeunes filles que j’avais vues, plutôt que de chercher de l’aide, ont filmé la scène avec leur smartphone et ont publié le tout. Certains médias douteux l’ont reprise avec le titre « INSECURITE : UNE SDF AGRESSE SAUVAGEMENT UN PASSANT ». Ça a fait le buzz en cette période d’élection.
Au moins, maintenant, je sais comment j’encaisse les coups de poings : plutôt mal. Je suis restée cinq bonnes minutes dans les pommes, pendant que l’homme du couple à poussette trouvait enfin le courage de s’approcher pour me mettre en PLS et appeler les secours. Nastasia était déjà partie en courant, un bras passé dans l’anse de mon sac à main.
Sur la vidéo, je l’ai vue hésiter à prendre mon appareil photo, puis le laisser. S’est-elle rappelée que c’était toute ma vie, ou a-t-elle eu peur des poursuites pour le vol d’un matériel de ce prix ?
Quand je me suis réveillée, allongée sur le trottoir, un attroupement s’était formé. Une petite mamie était descendue de son appartement et me tenait un sac de petits pois congelés sur la tête. Malgré sa prévenance, j’ai quand même hérité d’un énorme bleu sur la tempe, s’étendant artistiquement vers mon œil droit pour former un cocard. J’arrive à le camoufler en partie avec du maquillage et mes cheveux, mais mieux vaut ne pas y regarder de trop près.
Après qu’un médecin a certifié que je n’avais rien de grave, je suis rentrée chez moi et ai contacté Blandine immédiatement.
C’est elle, la troisième du trio qu’on formait avec Nastasia. On est restées en contact, même si on se voit beaucoup moins qu’avant. Après le bac, Blandine est partie en prépa, puis dans l’une des meilleures écoles de commerce. Un parcours en totale opposition avec celui de Nastasia, quand j’y pense. Je me revois tenter d’organiser des sorties et essuyer de nombreux refus, car Blandine passait des nuits blanches à étudier. Ses efforts ont été récompensés. Elle a terminé dans les premiers de sa promotion et a été engagée d’office dans l’entreprise dans laquelle elle avait effectué son stage, un grand groupe de luxe français. Maintenant chef de produit, elle sortait encore moins : elle avait toujours une deadline à respecter ou une présentation à terminer.
Mais quand je lui ai expliqué la situation, elle a réussi à me « squeezer » pour une « pause déj’ ». Cela doit faire un an que l’on ne s’est pas vues. Elle a maigri, mais globalement, elle a l’air d’être heureuse. Son maquillage impeccable fait ressortir ses yeux bruns. Mais ses lèvres, avec le temps et le stress, ont pris le pli d’une moue triste, un peu pincée. Elle est l’une des rares personnes en terrasse à porter un tailleur de marque : un prêt de son employeur. Elle se tient trop droite. Mon cocard la met vraiment mal à l’aise. Elle vérifie régulièrement que personne ne regarde dans notre direction.
Je choisis de l’ignorer car notre commande arrive. Je salive déjà à la vue de mon toast à l’avocat. Une tranche de pain complet juste grillée, une fine couche de fromage frais sous une purée d’avocat onctueuse et salée à souhait et quelques légumes craquants. Je me jette dessus : c’est exactement ce dont j’avais besoin pour me faire oublier ma tête amochée.
Je crois que Blandine m’a dit quelque chose au-dessus de sa salade végétarienne. Flûte, j’étais trop concentrée sur mon déjeuner.
« – C’est pas super, l’avocat, comme légume. »
Mais qu’est-ce qu’ils ont tous, à me donner des leçons de diététique ces temps-ci ?
« – C’est un fruit, déjà. Et ensuite, je m’en fiche. »
C’est le problème, quand on est photographe plutôt portée sur les portraits artistiques : on côtoie l’univers de la mode, du luxe et on doit subir régulièrement les conseils et remarques des mannequins ou des salariés suivant le dernier régime tendance. C’est d’autant plus vrai pour moi car je ne suis pour l’instant qu’assistante photographe. En fonction de mes contrats, j’installe le matériel, j’organise tout ce petit monde pour assurer le shooting, je fais les courses des uns et des autres… Et quand le photographe entre en scène, je veille sur le buffet. La plupart du temps, je n’ai besoin de remplacer que les bouteilles d’eau et les crudités. Par contre, si j’ai le malheur de tendre la main vers un bagel parce que mon estomac gargouille, j’ai le droit à une remarque. Pour les éviter, j’attends que tout le monde soit parti et partage les sandwiches et viennoiserie avec les équipes techniques, bien plus disposées à plaisanter et discuter. Blandine serait plutôt dans le camp des éternelles « je dois perdre deux kilos ».
« – Tu as de la chance, toi, tu as toujours pu manger sans grossir. Tu es magnifique.
– Ça va, la jalousie ? ».
Je souris pour la taquiner. Blandine a beau être un modèle de réussite, elle a ce défaut de toujours envier quelque chose aux autres. C’est dommage.
« – Et puis, je pense que le cocard joue pour beaucoup dans ma magnificence. Ce bleu-jaune fait ressortir mon teint.
– Tu as dû faire tomber tous les policiers quand tu y étais !
– Comment ça ?
– Au poste de police. Quand tu as déposé ta plainte. »
Ah.
« – Blandine, je n’ai pas déposé plainte. C’est Nastasia quand même. Elle a besoin d’être aidée, pas d’être arrêtée.
– Non, mais attends ! Tu as vu le cocard qu’elle t’a fait ? Elle aurait pu te tuer !
– Non. J’ai appelé ses parents par contre. Ils n’avaient plus aucune nouvelle et ils étaient morts d’inquiétude. Son père surtout. Tu te souviens de lui ? Il était toujours hyper sympa avec nous quand on allait chez eux. Il adorait Nastasia.
– Oui enfin, c’est quand même lui qui l’a mise dehors. Et puis s’il avait un peu mieux cadré sa fille au lieu de la laisser partir à l’aventure, on n’en serait pas là. »
Je prends une profonde inspiration. Les parents de Blandine ont toujours été sur le dos de leur fille, à exiger l’excellence de sa part et à tracer son parcours. Au collège, elle pleurait à chaque mauvaise note, davantage par crainte de la déception de ses parents que pour son propre avenir. Du coup, elle avait un peu de mal à comprendre le fonctionnement de la famille de Nastasia et elle l’enviait pour son intelligence et sa liberté. Nastasia avait très peu besoin de réviser pour réussir et Blandine était entrée en compétition avec elle. Elle perdait souvent, malgré ses heures de travail acharnées et ses cours particuliers.
« – Si tu veux mon avis, c’est un énorme gâchis. Elle avait un gros potentiel et elle l’a ruiné au lieu de faire des études. Tout le monde sait que c’est dans la première moitié de la vingtaine que l’on construit sa vie.
– Changeons de sujet, Blandine. Je sens que ça t’énerve ».
Pas autant que moi, mais ça ne servirait à rien de lui donner le fond de ma pensée.
« – Ça a se passe comment pour toi, le boulot ?
– Tu n’imagines même pas ! J’ai tellement de projets en cours en ce moment. C’est intenable. Tu sais que j’ai terminé à 2h du matin, l’autre jour ? On avait une présentation pour les nouveaux coloris des vernis de ma gamme. Je t’ai fait un PowerPoint aux petits oignons que j’ai envoyé à tous les responsables produits de la marque, histoire qu’ils s’en inspirent. Tout le monde fait sa mise en page à sa sauce, c’est agaçant. Au moins, là, ils auront une structure cohérente qu’on pourra tous appliquer. »
Je me retiens de lever les yeux au ciel.
« – C’est beaucoup de responsabilités, mais les gens comptent sur moi. Mon chef m’a même annoncé que j’allais peut-être récupérer une autre gamme dans mon portefeuille. Tu te rends compte !?
– C’est vrai qu’il abuse un peu si tu as déjà tant de boul…
– Non ! Tu te rends compte de l’opportunité ?! Ça veut dire qu’il me fait confiance. C’est bon ça, je prends de l’importance.
– Mais tu n’as pas peur que ce soit trop ? Fais attention de ne pas te faire bouffer.
– C’est du travail, oui. Mais bon, il faut savoir ce qu’on veut dans la vie ! »
Mais tu veux quoi, au juste Blandine ? Avoir toujours plus de travail, jusqu’à saturer ? Monter dans les échelons ? Mais pourquoi ? La Blandine que je connaissais voulait faire institutrice quand elle était petite. Elle avait la passion de l’apprentissage, elle voulait aider les plus jeunes à grandir, à s’élever. Elle voulait leur apprendre à lire, surtout, pour qu’ils puissent s’évader. Mais ça, c’était jusqu’à ce que ses parents la forcent à aller en école de commerce pour « devenir quelqu’un », pour « compter en ce monde ». Elle, c’était en guidant des enfants qu’elle voulait compter. Mais elle a cédé. Et maintenant j’ai l’impression qu’elle se bat dans une arène qui n’est pas la sienne. Et elle s’épuise.
Soudain, elle sursaute en portant les mains devant son visage.
« – Mais j’avais complètement oublié ! Tu ne voudrais pas venir travailler dans mon entreprise ? Ce serait génial ! Il y a un poste de photographe produit ! Je suis sûre que tu seras parfaite !
– Deux secondes, Blandine. Je ne suis pas photographe produit, je suis plus portrait…
– Oui, je sais. Mais bon, tu ne vas pas faire le larbin-assistant-photographe toute ta vie. Là c’est un vrai job. »
Euh, merci.
« – On ne travaillera pas exactement ensemble. Tu seras sur une autre marque, mais je t’assure, tu vas adorer ! Et puis tu auras l’occasion de faire des portraits aussi, quand les produits seront portés. C’est génial ! »
Elle regarde sa montre et jaillit hors de sa chaise.
« – Je vais être en retard pour mon kick-off ! Bon, tu sais quoi ? Je connais l’URL de ton portfolio en ligne, je le fais passer au responsable marque avec ton LinkedIn. Je m’occupe de tout. »
Je n’ai pas le temps de placer une phrase qu’elle m’a déjà fait la bise et disparaît dans le bâtiment voisin.
Le livre audio c’est vraiment agréable ! Cela permet de faire autre chose tout en écoutant ! Merci beaucoup pour cette découverte, j’ai envie de connaitre la suite, cet univers du luxe, de la photographie est toujours très intriguant !
Merci beaucoup 🙂 Je suis ravie que ça te plaise ! Prochain épisode jeudi prochain !
Très bonne journée à toi !
Je ne connaissais pas ce type de livre audio, j’aime beaucoup en tout cas ce format, ça me permettra de m’évader tout en faisant autre chose 🙂
J’avoue que le livre audio est un peu improvisé, ce n’est pas un format que j’utilise personnellement, mais j’ai plein d’amis qui regrettent de ne pas avoir le temps de lire, donc je me suis essayée à l’exercice ! Ravie que ça te plaise ! 🙂 Bonne journée !
Hello ! J’ai adoré lire ce chapitre. Je vais aller reprendre au début et je me garde le livre audio pour ce soir ! Hâte de lire la suite. Bises !
Merci beaucoup, ton commentaire me fait trop plaisir ! 😀 N’hésite pas à aller directement sur la chaîne YouTube, j’y ai fait une playlist pour pouvoir écouter tous les chapitres audio sans avoir à cliquer 🙂 Bonne journée !
Je valide entièrement le livre audio ! C’est génial ça me permet de bosser à côté. Du coup ça m’a donnée envie de lire le début que je n’avais pas vu … Allez c’est parti !
Merci pour ton commentaire <3 En espérant que ça te fera une compagnie agréable pendant le boulot ^^ Bonne journée !
j’ai beaucoup aimé. Je pense aller faire un tour sur les autres. Le prochain est donc jeudi?
Merci pour ton gentil commentaire 🙂 C’est bien ça : un nouveau chapitre chaque jeudi ! N’hésite pas à suivre sur Instagram pour être mise au courant des prochaines sorties et profiter de photos et contenus supplémentaires 🙂
Bonne journée !
Hello ! J’ai adoré écouter le livre audio. C’est une super alternative pour moi qui n’ai plus le temps de me poser pour lire. Gros bisous