Chapitre 4 – Le jour où tout a explosé

C’est la cinquième chemise qui vole à travers la pièce. Romuald l’attrape dans les airs et la repose correctement sur le dossier d’une chaise.

« – Rita, tu en penses quoi ? Elle ne serait pas en train de se faire un peu de souci, non ?

– Laisse-la encore essayer trois jupes et on devra intervenir. »

Ils sont là. Mes deux meilleurs amis sont venus chez moi pour m’aider. Mon cœur déborde de reconnaissance au milieu de mon stress et des habits épars. J’ai presque vidé mon placard à la recherche de la tenue parfaite pour cet entretien. J’essaye, Romuald et Rita jugent. Je dois admettre qu’ils avaient déjà approuvé la deuxième tenue, mais j’ai continué. J’ai besoin que mon apparence transmette le bon message.

« – Ah ! La voilà ! »

J’extrais une énième chemise du tas informe de vêtements qu’est devenue ma commode. Un rapide coup de fer à repasser et je l’enfile. Elle est parfaite. Dans mon miroir, je regarde ma tenue complétée par un pantalon et des escarpins noirs. Cette chemise est cintrée juste correctement pour donner à mon buste un port de reine. Il me faut au moins ça pour affronter les recruteurs de l’entreprise de Blandine.

« – C’est bon ? On a l’heureuse élue ? », demande Romuald.

Mon reflet lui fait une grimace moqueuse en guise de réponse. A Rita de jouer. Elle tire une chaise pour que je m’installe et s’emploie à tresser mon épaisse chevelure blonde.

« – On fera le maquillage aussi ?

– Non, c’est bon, je m’en occupe. Je vais rester très simple.

– Tu es sûre ? » demande Romuald. « Je croyais que les entreprises de luxe demandaient un pot de peinture sur le visage pour avoir une chance de leur plaire.

– Le but n’est pas vraiment de leur plaire », je rétorque.

« – Alors pourquoi te donnes-tu tout ce mal ? »

.

Blandine a bien transmis mon portfolio à son entreprise, la semaine dernière. Un peu contre mon gré. C’est ensuite allé très vite. J’ai eu un entretien préalable au téléphone avec une responsable des ressources humaines et le lendemain, je recevais un e-mail me priant de me rendre disponible pour un rendez-vous dans leurs bureaux le jeudi suivant. J’ai accepté. Un entretien ne vaut pas contrat. J’ai repris mon CV et fait le tri dans mon portfolio en ligne*. Mais la situation me met mal à l’aise. Si l’on me demandait, là, tout de suite, si le job me plaît, je répondrais non. Romuald me fixe en attendant ma réponse.

« – C’est peut-être ce que je dois faire.

– Alors là, explique-moi, parce que ça n’a aucun sens. »

Je soupire.

« – Blandine a peut-être raison, quelque part. Je ne vais pas faire assistante photographe toute ma vie. Pour l’instant j’arrive à m’en sortir financièrement parce que je suis jeune, je peux facilement bouger d’une mission à une autre, même si c’est un peu loin. Mais demain ? Si je m’installe en couple, que je veux acheter un appartement ? Il va bien falloir avoir un salaire régulier. Et je ne vais pas devenir une grande photographe en claquant juste des doigts. Il faut que je me construise un réseau, que je me fasse voir, que je cumule des expériences. Alors c’est peut-être ça, mon occasion de me faire connaître. »

Romuald fronce le nez. Lui, il fait déjà ce qu’il aime. Il est concierge dans l’un des plus grands hôtels de la ville. Comment a-t-il fait pour décrocher ce poste à seulement 26 ans ? Personne ne le sait vraiment. Mais Romuald a des contacts, justement. Il connaît particulièrement bien le monde de la nuit et davantage encore la nature humaine. Il anticipe et il sait être discret et efficace pour répondre aux demandes parfois extravagantes des clients de son établissement.

« – Alors prenons le problème à l’envers. Pourquoi tu n’aurais pas envie de leur plaire, si c’est une si bonne offre ?

– Rah ! Tu m’énerves Romuald ! J’en sais rien. Je ne le sens pas, c’est tout. »

Je me sens forcée. Blandine pensait peut-être bien faire, il n’empêche que je ne souhaitais pas postuler à cette offre, même si elle a peut-être raison. Maintenant je ne veux plus me rétracter, pour éviter de lui faire du tort auprès de ses employeurs. Je sais, peut-être qu’elle le mériterait. Mais ce n’est pas un entretien qui va me tuer. Et de toute façon au vu de ma motivation, ça m’étonnerait que je sois retenue. Mais je ne souhaite pas être humiliée pour autant, d’où le choix important de la tenue et de l’image qu’elle renvoie. Bref, tout est confus dans mon esprit et Romuald n’aide pas.

« – Laisse-la tranquille, Romuald. On a tous le droit d’être incohérent parfois. »

J’ai un regard reconnaissant envers Rita. Elle est la douceur incarnée. Elle commence seulement son premier poste d’assistante sociale et ça lui va comme un gant. Elle nous en parle peu, mais je sais qu’elle a déjà vu des cas bien plus graves qu’une amie se demandant si elle devait se rendre à un entretien ou non. Pourtant elle ne me culpabilise pas. Je retrouve du courage dans ses yeux noisette pailletés de doré pour répondre à Romuald.

« – Ce que je voudrais, c’est continuer mes portraits. Ces portraits de gens. Raconter leur histoire en une image. Montrer leur beauté, les rendre touchants… »

C’est vrai. C’est ce que je veux depuis toujours. J’ai commencé la photo toute petite, avec ces appareils jetables pas chers que l’on trouvait partout en magasin. Mes parents me racontent encore comment, pendant les vacances, je prenais des photos des touristes plutôt que des paysages ou monuments alentours. Personnellement, je me rappelle surtout les longues attentes avant d’obtenir les clichés développés. Ensuite je prenais chaque photo, même les plus floues, et les affichais sur mon mur. Elles sont rapidement devenues une tapisserie. Je m’asseyais alors au centre de ma chambre et les contemplais. Dans mon esprit, je rendais le mouvement à ces profils figés et leur attribuais histoires et rencontres.

Avec le temps, mon style est devenu plus précis, mais j’ai gardé cet amour des personnes, proches ou inconnues. Ma formation m’a permis d’étendre mes compétences aux autres disciplines : le paysage, le produit… Mais elles ne donneront jamais le même résultat et ne m’apporteront jamais la même satisfaction.

« – Oui, enfin c’est moyen, comme business plan », rappelle Romuald.

Je lui jette un regard noir.

« – Oui, merci, j’étais au courant. Mais ça a marché pour l’instant avec les mannequins. Regarde Valentin, j’ai fait de superbes portraits de lui et je l’ai rencontré sur un shooting où je n’étais qu’assistante. Il a fallu le convaincre de poser gratuitement, certes, mais le jeu en valait la chandelle.

– Je dis ça, je dis rien, mais si tu dois coucher avec tous ceux que tu prends en photo, on n’est pas rendus… »

Rita est plus rapide que moi. Elle s’est saisie d’une trousse à maquillage vide et la lance en visant la tête de Romuald. En plein dans le mille.

« – Ça va, ça va ! Je plaisante ! », abdique mon pseudo-meilleur ami. « Je t’embête, mais je vois ce que tu veux dire. Ecoute : même si tu as ce poste et que tu le prends, rien ne t’empêche de continuer tes portraits à côté de toute façon, non ? Tu ne seras pas la première à séparer passion et boulot.

– Je sais… »

Romuald relève mon hésitation.

« – Mais ?

– Mais j’ai peur de devenir comme elle.

– Comme qui ?

– Comme Blandine. Aspirée dans un travail qui me fait perdre le sens des choses importantes. Que je finisse par être désabusée ou aigrie par la vie. »

Rita m’enlace une épaule.

« – Ne t’inquiète pas. Tu ne deviendras pas comme elle. Déjà toi, on t’aime, alors qu’elle, on ne peut pas la sentir depuis que tu nous l’as présentée. »

J’ai un petit rire.

« – Non, mais je vous jure qu’elle était sympa au collège. »

Romuald s’approche et m’embrasse le haut du crâne.

« – Oui, mais toi tu le seras toujours. »

.

Le quartier des affaires grouille de monde, même au beau milieu de l’après-midi. J’ai froid, malgré le soleil qui tape sur mon pardessus beige. Un pas, puis l’autre, je me fraye un chemin dans la foule, mon portfolio sous le bras.

Je retrouve Blandine devant l’entrée de son entreprise, en train de fumer une cigarette et de se ronger les ongles.

« – Super, tu as tout ? Ton CV ? Ton portfolio ? »

Je lui montre sans prononcer un mot. La boule dans ma gorge ne me lâche pas et le luxe des lieux ne m’aide pas. Après m’avoir donné mon badge visiteur, Blandine me guide jusqu’à un petit salon où plusieurs personnes attendent. Pas de portfolios : je dois être la seule candidate présente. Je constate surtout des hommes d’affaires en grande conversation sur leur téléphone, enfoncés dans leur siège comme s’ils le possédaient. Je reconnais du danois d’un côté, de l’anglais avec un accent écossais de l’autre… Je suis la seule femme dans la pièce. Personne ne fait attention à moi. Ça me rassure un peu.

Blandine me tend un café et m’annonce qu’elle doit retourner travailler.

« – Ça va aller ? Rappelle-toi : la RH va venir te chercher pour faire un point sur le poste avec toi. Puis tu auras rendez-vous avec Mr Tanim qui serait ton supérieur si tu es prise. S’il te plaît, fais attention : il est très influent dans cette entreprise. Ne foire pas ou je vais en entendre parler pendant des mois. Il n’a pas le temps pour des bêtises. »

Je n’ai même plus le courage de faire un trait d’esprit sur la pression qu’elle me met. Quand elle disparait, je prends place sur un fauteuil et contemple et re-contemple mes photos pour me donner une contenance.

Cinq minutes passent. Puis dix. Puis quinze. L’attente est en train de me tuer. Et si je me levais, là, pour partir ? C’est en tout cas ce que me hurlent mes tripes. Mon cerveau est sur le point de donner les instructions de lever le camp à mes muscles quand une femme entre dans le petit salon. C’est la RH.

« – Bonjour Angèle ! Je suis Elodie. C’est moi que vous avez eue au téléphone. Ce n’était pas trop dur pour trouver ? »

Je bafouille un négatif et la suis sur le chemin de son bureau. Mon cerveau est vide.

« – Bien, installez-vous. »

J’obtempère. Son bureau est minuscule et l’on entend facilement ses collègues au téléphone de l’autre côté de la paroi. Il n’y a pas de fenêtre. C’est oppressant. Je l’observe pendant qu’elle me présente le poste en détails. J’ai déjà eu ce brief. L’idée est de mettre en valeur les produits à travers différents éléments de décor qui seront déterminés avec les chefs de produits, blablabla… Ce afin d’afficher des publicités reflétant les valeurs de la marque dans l’ensemble de la zone EMEA, blablabla… Je préfère me concentrer sur sa frange. « Cette personne est creuse », j’entends mon cerveau formuler, avant de me morigéner. C’est étrange, mais je ne sens aucune connexion entre Elodie et moi. Pourtant nous avons l’air d’avoir le même âge. Elle a le sourire alors qu’elle me parle… Mais ses yeux sont ailleurs. Son speech est trop policé pour être sincère. C’est ça : elle n’est pas là, avec moi. Son esprit a fui ce bureau exigu et son corps est sur pilotage automatique. Intérieurement, j’ai un sifflement d’admiration. Avoir besoin de fuir la réalité à ce point-là, c’est impressionnant.

« – Vous avez des questions, Angèle ? »

Mince, elle a déjà fini ?

« – C’était parfaitement clair, merci. Juste une question : c’est important pour moi de travailler dans un cadre où je me sente bien, avec des personnes qui aiment leur métier. Si ce n’est pas indiscret, vous, qu’est-ce qui vous a amenée à travailler ici ? »

Ah… Je crois que j’ai fait bugger le pilotage automatique. Une brève ombre passe sur son visage, mais elle se ressaisit immédiatement.

« – C’est une très bonne question ! Pour ma part, je souhaitais travailler pour une entreprise qui place l’humain au centre. C’est le cas ici. Certes, à travers nos produits nous nous adressons à un type de clientèle bien particulier, mais dans nos bureaux nous avons à cœur de respecter l’individualité de chacun, tout en formant une grande famille. Les locaux ici disposent par exemple d’espaces sportifs pour ceux souhaitant évacuer les tensions à travers des pratiques saines. Nous avons aussi des salles de méditation pour que nos collaborateurs puissent se recentrer et retrouver leur concentration. Dans notre cafétéria, vous avez aussi un large choix de menus bio, vegans ou sans gluten afin que chacun puisse trouver son bonheur. »

Elle m’a donné une réponse automatique, mais je n’insiste pas.

« – Vous êtes prête ? Je vais vous conduire jusqu’au bureau de Mr Tanim. »

Nous traversons deux bâtiments où les salles de réunions aux murs de verre s’enchaînent. Je trotte légèrement derrière elle alors qu’Elodie affiche à présent un visage complètement fermé et avance d’un pas raide. Nous arrivons enfin au bout d’un couloir face à une porte acajou marquée d’une plaque dorée « Mr Tanim – Directeur marque ». Elodie m’invite à m’asseoir sur une méridienne poussée contre le mur et frappe doucement à la porte avant d’ouvrir.

« – Mr Tanim ? Votre rendez-vous est ici. »

Je n’entends pas la réponse, mais Elodie referme la porte avant de se tourner dans ma direction.

« – Encore cinq minutes et il est à vous. »

Sourire figé.

« – C’est ici que l’on se quitte pour l’instant. J’espère vous revoir bientôt pour peut-être signer votre contrat. »

Elle a dit cela très vite, comme une formule consacrée. Elle tourne les talons, puis semble se raviser. Elle penche la tête dans ma direction avec un sourire timide.

« – Au fait, j’adore votre chemisier. »

C’est le seul moment où j’ai pu constater une étincelle de vie dans son regard.

Ici, les bureaux sont parfaitement insonorisés. On entendrait une mouche voler si tout n’était pas aussi agressivement propre et aseptisé. Même les poils longs de la moquette semblent avoir été brossés pour être parfaitement verticaux. Je n’entends que mon souffle, un peu court.

La porte s’ouvre enfin.

« – Angèle ! Entrez, entrez ! Bonjour ! »

Il est grand. La soixantaine, je dirais, avec des lunettes en écailles habillant ses yeux marron et des sourcils épais. Il a du ventre, mais le défaut est habilement dissimulé par un costume sur mesure. Il me tend la main pour la serrer : sa poigne est molle et il agrippe mon coude en même temps. A le voir aussi massif, je m’attendais plutôt à me faire broyer les doigts. Ce contact me laisse un sentiment très désagréable.

« – Asseyez-vous, je vous en prie ! »

J’obtempère et m’emploie à extraire mon CV et mes photos de mon portfolio. Il tend la main : je les lui passe. Suivent cinq minutes de silence qu’il consacre à l’étude de mes documents.

J’ai sélectionné une quinzaine de photos mêlant mises en valeur de sacs et accessoires et portraits de mannequins. « Autant montrer ma spécialité tout de suite », ai-je pensé en préparant mon dossier. Certains clichés sont osés. J’ai fanfaronné en les choisissant, mais je commence à regretter cette bravade. Mon interlocuteur fixe depuis une bonne minute une photo de nu de Valentin. Dessus, mon ex-amant pose de dos, allongé sur le flanc, appuyé sur un coude pour le soutenir. Son autre main est posée sur sa nuque, avec des ongles longs peints en bleu électrique. Il avait immédiatement accepté quand je lui avais demandé, à l’époque. Il a beaucoup de défauts, mais la timidité n’en fait pas partie.

« – Angèle ? Je peux vous appeler Angèle, n’est-ce pas ? »

Sachant que c’est déjà fait, je serais bien en mal de refuser et de le fâcher dès le début d’un entretien.

« – Faites donc. Et comment dois-je vous appeler ?

– Mr Tanim, c’est très bien. Je n’ai pas de prénom, sauf pour mes supérieurs. Et encore ! »

Il a l’air très satisfait de sa plaisanterie.

« – Votre choix de photos est intéressant. Il tranche avec ce que les autres candidats ont pu me présenter jusqu’à maintenant. J’ai une question pour vous, Angèle. J’aimerais savoir : aimez-vous les hommes ? »

Je manque de tomber de ma chaise. C’est quoi cette question ? Est-il en train de me demander mes préférences sexuelles ? Ou veut-il savoir si je suis une mangeuse d’hommes ? Quelle que soit l’intention, je ne vois aucun scénario où cette question ne serait pas déplacée.

Je me ressaisis : peut-être teste-t-il ma capacité à réagir avec calme face à des personnes malpolies ? Ça ne m’étonnerait pas au vu du genre d’individus que l’on croise dans cette industrie. Et ce ne serait pas la première fois qu’un employeur tente de déstabiliser un candidat pour qu’il fasse ses preuves. Mais je sens une colère sourde pointer en moi. Pour qui se prend-il ? Que je sois candidate ou pas, il y a des limites aux tests de recrutement. Jouer de son statut pour faire preuve d’une telle indiscrétion en fait partie. Je ne rentre pas dans son jeu et tente une autre réponse.

« – J’aime l’humain en général. Je trouve les corps beaux, masculins comme féminins. C’est cette part d’humanité que j’essaye de retranscrire dans mes portraits. »

Il a un petit « hmmhmm » qui n’approuve ni ne condamne mes mots, puis repose les photos.

« – Angèle. Vous savez, vous êtes la seule femme parmi les candidats pour ce poste. Le monde du luxe peut parfois être empli de requins qui n’hésiteront pas à faire une bouchée de vous. Quand on est une femme, ce peut être compliqué de garder la tête froide. »

Je me tais. Le « quand on est une femme » me dérange. Pire, il me crispe carrément. Je vois mal comment un homme de 60 ans peut décemment se mettre à la place d’une femme. J’ai hâte d’entendre la suite.

« – Je refuse d’avoir dans mon équipe des comportements obscènes qui viendraient à jeter l’opprobre sur notre entreprise. Malheureusement, la nature humaine est ce qu’elle est et je ne peux pas être derrière chacun. »

Je crois que j’ai fermé les yeux une seconde en espérant les rouvrir et me réveiller chez moi. Petite explication de texte pour ceux du fond qui ne suivraient pas : il sous-entend qu’une femme viendrait tenter les hommes de son équipe. Qu’il ne peut mais surtout ne va pas l’empêcher et que du coup, il ne pourrait pas engager une femme.

« – Angèle. Vous avez déjà pensé à être mannequin ? Vous avez les mensurations pour.

– Je suis bien meilleure derrière l’objectif, enfin autant qu’une femme peut l’être sans se faire trop remarquer des hommes, bien entendu. »

J’ai dit cette phrase avec une déférence forcée et très clairement moqueuse. Au diable la politesse, le respect et le travail de Blandine. Je n’ai plus devant moi le directeur marque d’une entreprise dans laquelle je postule, mais un homme de soixante ans pour qui je n’ai plus aucun respect. Je sens mon corps se détendre. Ouf ! Que l’on se sent mieux quand on n’a plus d’enjeux. Je regarde ma montre. Quinze minutes seulement se sont écoulées depuis mon entrée. Faisons encore perdre un peu de temps à ce bon monsieur.

Je le fixe avec un air de défi. Il n’a pas apprécié mon ton ni le fait d’avoir regardé ostensiblement ma montre.

« – Vous auriez le caractère d’une mannequin, aussi. Vous avez la fougue, en plus de la beauté. Vous voyez, j’aime que chacun soit là où ses compétences sont le mieux exploitées. Les femmes font les mannequins les plus beaux. Ce sont elles que les pierres et les métaux précieux habillent le mieux. Que l’on soit un homme ou une femme, nous aimons les regarder, les admirer. Combien de mannequins femmes sauriez-vous me citer ? Pléthore, j’imagine. Et des hommes ? Là, ça devient plus compliqué.

– Et vous, Tanim ? Vous aimez les femmes, j’imagine ? »

Le mot « Monsieur » est une contraction de « Mon seigneur ». Je choisis délibérément d’omettre toute marque de soumission envers ce personnage qui n’aura pas eu la bonne grâce de me faire part de son prénom.

Ses sourcils s’arquent un peu plus. J’enchaîne.

« – Êtes-vous marié ? Ou au moins divorcé ? Je me demande si vous avez un jour plu aux femmes avec une telle mentalité. »

Il ne prend même pas la mouche.

« – Le travail des hommes est de rendre justice à la beauté des femmes. J’ai été marié, oui, à une chanteuse. Les chanteuses ne sont que des mannequins dotées en plus d’une voix exceptionnelle, vous savez… Ma « mentalité », comme vous dites, ne l’a pas dérangée, au contraire. Je l’ai mise sur le piédestal que requérait sa beauté. Je l’ai adorée, en plus de l’aimer. Je me suis assuré que chaque angle de son physique parfait soit photographié. J’ai fait même mieux : je l’ai faite peindre par les plus grands de notre époque. Il n’a jamais été question de savoir si je lui plaisais ou non. J’ai été celui qui rendait le mieux justice au chef d’œuvre qu’était son physique. »

Okay. Cet homme est taré.

« – Vous voyez, c’est pour ça que les hommes sont faits : vous aimer, vous, les femmes. Vous mettre en valeur au travers de l’art. Les femmes font les meilleurs mannequins, mais les hommes font les meilleurs peintres, les meilleurs photographes. »

Il a un coup d’œil dégouté vers mes photos.

« – Vos photos sont techniquement très bonnes. Mais on ne retrouve pas d’âme. Ces produits que nous créons : sacs, chaussures, bijoux, maquillage, vêtements… Ils sont là pour parachever l’art qu’est le féminin. Sur les photos que je commande à des hommes, je retrouve le cou de cygne d’une femme derrière un collier. Sur vos photos, ce n’est que métal et cailloux assemblés.

– Très bien. Nous avons donc terminé. »

J’en ai assez entendu. C’est mon défaut : j’ai tendance à écouter ce genre de personne étrange pour tenter de les comprendre. C’est une sorte de fascination, comme un papillon de nuit avec une flamme. Mais là, c’est trop. Je ne prendrai pas de leçons sur l’amour et la nature humaine d’une personne de ce genre. Je pourrais lui opposer des arguments : que fait-il des artistes femmes ? Ou de ceux aimant une personne du même sexe ? Ou tout simplement du libre arbitre des femmes belles ? Mais ce serait dérisoire. On ne discute pas avec ces gens-là.

Je me lève et reprends mon manteau posé sur le dossier de ma chaise.

« – Que faites-vous ?

– Vous le voyez : je m’en vais.

– Mais vous ne m’avez pas répondu !

– Pardon ?

– Accepteriez-vous d’être mannequin pour nos produits ? »

J’ai un éclat de rire et ne prends même pas la peine de répondre : je me dirige vers la porte. Il se lève précipitamment de son fauteuil et me retient par le bras.

« – Je suis très sérieux. Vous avez une prestance et une beauté qui méritent d’être mises en lumière. Et ces yeux ! Laissez-moi vous aider. »

Je tente de dégager mon bras. Peine perdue. La douleur me rappelle ma rencontre avec Nastasia. Cette fois-ci, je suis prête. Je hurle.

« – J’ai dit non ! Lâchez-moi ! »

Il ne m’écoute pas. Mon bras libre est empêtré dans mon manteau et l’anse de mon sac. Je n’arrive pas à le lever, bloquée par la porte derrière moi. Son autre main remonte jusqu’à ma gorge et caresse mon cou.

« – Je sais déjà quelles parures habilleraient le mieux ce cou magnifique. »

Sa main descend dans mon décolleté. Je sens un bouton sauter en même temps qu’il plante un baiser.

« – A l’aide ! »

Peine perdue. Tout est insonorisé. Je sens des larmes d’impuissance perler à mes yeux.

Et puis la colère, sourde, celle qui m’avait prise dès le début de cet entretien.

Je ferme les yeux.

.

* Note de l’auteure : Merci à Aleid Ter Weel de me prêter son Instagram pour illustration ! Allez voir ses portraits, ils sont magnifiques.

5 commentaires sur “Chapitre 4 – Le jour où tout a explosé

  1. Je n’avais pas lu les premiers chapitres de ton roman mais j’ai tout de suite adoré ton style et j’ai facilement été imprégnée par l’histoire, le contexte etc … Je ne sais pas ce qui va arriver à Angèle mais malheureusement, ces cas arrivent bien trop souvent dans la vraie vie, surtout dans le milieu de la mode ! 🙁

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