Chapitre 5 – Le jour où j’ai perdu ma voix

Mon souffle résonne en moi. Je n’entends que ça. Mes oreilles refusent de fonctionner, comme si elles étaient emplies de coton à travers lequel filtrent quelques sons puissants. Les exclamations des gens que je pousse. Le crissement de pneus d’une voiture. Le klaxon d’un bus. Mon souffle est plus fort, je n’écoute que lui.

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Je me suis éveillée de cet état comateux au bord du fleuve, appuyée contre la barrière, le visage au-dessus de la rambarde, me demandant si j’allais vomir. Le contact froid du métal sur mes mains et mon estomac m’a remmenée au moment présent. « Respire, Angèle », me soufflait mon cerveau. J’ai pris quelques lampées d’air à l’odeur vaseuse avant de me redresser. Mon manteau était resté dans ce bureau, avec mon sac. Heureusement, mon téléphone était dans ma poche. Mais j’avais froid. « Marche. Ne reste pas statique », m’a ordonné mon cerveau. J’ai suivi son conseil. Je suis redescendue, le long des quais, en frottant mes bras pour les réchauffer. Où aller ? Pas chez moi. Je ne voulais pas être là où on m’attendrait. Chez Rita ? Romuald ? « Pas prête », a répondu mon cerveau.

J’ai marché. Les passants emmitouflés dans leurs manteaux observaient avec une pointe de condescendance cette jeune fille en simple chemise et veste de tailleur avancer en se tenant les bras, sans sac. La chaleur de la soufflerie d’une boulangerie m’a stoppée sur ma route. Je me suis arrêtée quelques minutes, le temps de me réchauffer. La nuit était déjà tombée. Un client est sorti. Un jeune avec un énorme casque sur les oreilles. Il s’est allumé une cigarette, sa baguette à la main.

« – Je peux vous en piquer une, s’il vous plaît ? »

Il a eu un haussement de sourcil, mais s’est exécuté. La première bouffée a fait courir un frisson dans mon corps, détendant mes muscles.

« – Okay, cerveau, on peut accéder à l’historique, maintenant ? » ai-je pensé.

Peine perdue. Je ne revoyais que la main sur ma gorge, la sensation dans mon décolleté. Puis le noir. Et un long sifflement dans mes oreilles.

Avec un claquement de langue agacé, j’ai repris ma route. Je suis sortie du quartier d’affaires pour trouver celui des bars et des soirées. Des notes de piano. Elles venaient d’un petit bar sombre dans lequel je n’avais jamais mis les pieds. « Et pourquoi pas ? » De toute façon, je ne voulais pas rentrer chez moi.

L’intérieur était plus sympathique que ce que la devanture laissait paraître. Une ambiance café-théâtre, avec des petits box et une scène centrale où trônait un piano. Et surtout, il faisait chaud. Une banquette était libre, je m’y suis installée en continuant de me frictionner les bras pour chasser les picotements qui commençaient à se faire ressentir.

« – Vous attendez quelqu’un ? »

Le serveur. J’ai répondu non et ai commandé un irish coffee. Quelque chose de chaud, de rassurant, de sucré. Il fallait que je me remette. Pose-toi Angèle. Calme-toi. Fais un état des lieux, la panique ne fait que t’empêcher de te souvenir.

Ma tenue d’abord : j’avais perdu mon manteau, mais j’avais toujours ma veste de tailleur. La chemise avait un bouton cassé, mais pas assez pour que l’on voie mon soutien-gorge. J’ai senti mon cœur battre plus vite : en partant le matin, elle était soigneusement rentrée dans mon pantalon. Là, elle était sortie. J’ai enlevé ma veste de tailleur : la couture était déchirée au niveau de l’épaule droite. Continue l’inspection, on déduira après.

Le pantalon. Ma ceinture était serrée au niveau habituel. Braguette fermée. Crochet intact. Ça, c’est rassurant. Mes escarpins en faux cuir étaient griffés et mes bas filés, mais ce pouvait juste être la course dans la rue.

Inspection des mains. Merde.

Le fait de visualiser mon annulaire gonflé m’a soudainement fait prendre conscience de la douleur. Entorse, c’est clair. Impossible d’enlever ma bague qui comprimait douloureusement les chairs. J’ai senti des larmes d’impuissance me monter aux yeux alors que chaque battement de cœur provoquait un nouveau lancement.

Le serveur est revenu avec ma commande, j’en ai profité pour lui demander des glaçons dans un verre. « J’ai l’air fine », ai-je pensé avec mes doigts douloureux enfoncés dans la glace. Toute ma main me faisait mal. Et maintenant ?

J’ai détecté mon téléphone qui brillait à travers le tissu de ma poche. Ouah ! 20 appels en absence, 6 textos, 10 messages sur Messenger. Ils étaient tous de Blandine.

« Angèle, je viens de voir mes collègues. Il s’est passé quoi ? Appelle-moi quand tu peux. »

« Angèle, c’est le bordel ici. J’ai entendu que ton entretien s’est mal passé. Rappelle-moi. »

« JE SUIS CONVOQUÉE PAR MON RESPONSABLE ! Réponds ! »

« TU PLAISANTES ???!!! TU AS FRAPPÉ LE DIRECTEUR MARQUE, MAIS T’ES COMPLÈTEMENT MALADE !!! TU ES OÙ ? »

Je l’ai frappé ? J’avais du mal à assimiler la notion. Puis tout m’est revenu d’un seul coup.

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Je ferme les yeux.

Sa main continue de descendre, faisant pression sur un autre bouton de ma chemise pour le faire sauter. Son autre main resserre sa prise sur mon bras. Je sens ma peau brûler à ce contact. Mon manteau et mon sac bloquant mon autre bras semblent s’alourdir à mesure que mon désespoir augmente. J’entends ses baisers répugnants sur ma gorge alors qu’il susurre des paroles que je ne saisis pas.

Et puis la colère, sourde d’abord, devient une vague qui part de mon estomac pour déferler dans mes artères. De la lave en fusion qui m’ordonne de hurler. Non, ne te dirige pas vers la gorge, c’est inutile, personne n’entendra. Personne n’entend jamais. Une petite voix, peut-être ma conscience, invite plutôt cette rage à se déverser dans chacun de mes membres, chacun de mes muscles. Je me sens littéralement bouillir. La fièvre atteint mon crâne et j’ai l’impression que mes yeux vont exploser. J’ai conscience de chaque centimètre de mon corps, prêt à bondir dès que je lui en donnerai l’ordre.

Je sens ce sac et ce manteau qui m’entravent. Eux d’abord. A peine ai-je cette pensée que mon bras a une secousse qui les projette au sol avec un bruit de déchirure. Ma main enfin libre vient aussitôt se placer entre moi et mon agresseur. A mon tour d’avoir la paume sur son torse. Mon dos s’arque et prend appui contre le mur derrière moi. La lave se concentre dans les vaisseaux de ma main.

Je tends le bras. Mon opposant pousse une exclamation alors que mon coup chasse l’air de ses poumons. Il recule de quelques pas en se tenant la poitrine, mais serre toujours mon autre bras. Nous regardons sa prise en même temps, puis croisons nos regards. Est-ce de la crainte que je lis dans ses yeux ? Je sens ma main reculer dans mon dos puis décrire un magnifique arc de cercle. Mes doigts se replient et viennent le cueillir en plein dans la pommette. Craquement. Il est projeté en arrière.

Je n’entends plus qu’un sifflement. Puis mes mains courent dans mon dos pour manipuler la poignée et sortir.

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La chaleur dans ma main s’était transformée en douleur. Je n’en revenais pas d’avoir fait ça. C’était la première fois que je donnais un coup de poing et j’avais du mal à croire que ça ait marché. Avant, je me serais imaginée en train de tenter vainement de mettre des gifles lentes alors que mon opposant riait. Mais la clarté avec laquelle j’avais vécu le moment me choquait. A côté, le reste de ma vie était un brouillard cotonneux dans lequel j’avançais au ralenti. Peut-être que c’était ça, l’adrénaline ?

Mon smartphone s’est éclairé de nouveau. Encore un message de Blandine. Je lui ai répondu sans même lire ses dernières phrases.

« Je suis à la Clé de Sol. Je t’attends ici. »

Et j’ai reposé l’appareil. Enfoncée dans le siège en cuir, j’ai pris une profonde inspiration. Je m’attendais à être davantage sous le choc après ce genre d’événement. Mais là, rien. J’éprouvais de la fierté d’avoir réussi à m’échapper, mais dans le fond de mon crâne, je hurlais de m’être retrouvée dans ce genre de situation. J’étais furieuse de ne pas avoir écouté mon instinct et de m’être laissée influencer par Blandine. Mais surtout, j’avais envie de déchirer à mains nues toutes les personnes ressemblant de près ou de loin à Tanim. Comment peut-on laisser exister ces personnes cherchant à dominer les autres par la force ? J’ai senti la lave commencer à bouillonner de nouveau dans mon estomac. Calme-toi, Angèle. Ça ne mènera à rien ici.

La pianiste sur la scène centrale a entamé un morceau plus doux. Je me suis laissée emportée par les notes. L’air choisi n’était pas exceptionnel, mais la musicienne était radieuse. Elle avait les cheveux longs, blond argenté, une posture gracieuse, mais passionnée et des mains pâles qui courraient sur le clavier dans une fuite éperdue. Elle me faisait penser à une pleine lune dans une nuit sans nuages. Apaisante, rassurante, présente. La voir briller ainsi sur scène m’a calmée. Je jetais un œil aux alentours : personne, pourtant, ne semblait lui prêter attention. J’ai repensé aux propos de Tanim : « Le travail des hommes est de rendre justice à la beauté des femmes ». J’ai regretté d’avoir laissé mon appareil photo chez moi. J’aurais probablement pu le détromper en prenant quelques clichés de cette virtuose.

Le morceau terminé, elle a pris une pause pour se diriger vers le bar. Sans y réfléchir, je l’ai rejointe.

« Bonjour, je m’appelle Angèle. Vous étiez géniale, sur scène.

– Liz, enchantée. Merci du compliment. Ça me fait plaisir de voir que quelqu’un regarde un peu dans ma direction. J’ai parfois l’impression d’être un juke-box dans ce café. »

Elle m’a adressé un sourire et c’est seulement là que j’ai remarqué ses yeux. Ils étaient bleu foncé, incroyablement profonds et chaque mouvement leur donnait un reflet violet. C’était des yeux incroyablement expressifs. Je pouvais y voir les nombreuses partitions qu’elle avait jouées au cours de sa vie, les heures de joie qu’elle en avait tirées. Mais tout au fond, je décelais aussi un océan de tristesse. Cette étendue était grise, insondable et écrasante. Je crois que j’ai dû la fixer quelques secondes, avant de détourner le regard, gênée de mon impolitesse.

Le serveur lui a donné son verre. Nous nous sommes retournées, jetant un œil circulaire sur la salle. Liz a marmonné.

« Ça fait quand même beaucoup de monde pour une seule personne qui écoute… »

En effet, sans le piano, le brouhaha du café était devenu oppressant. L’endroit était bondé. Le public était large : étudiants avec ordi portable, couples de personnes âgées en train de leur lancer des regards réprobateurs, parents venus avec leurs enfants…

J’ai eu un petit rire.

« Ils ne savent pas reconnaître le talent, alors. Ça se voit que tu vis ta musique. Tu as déjà donné des concerts dans une salle de spectacle ? Je suis sûre que tu dois avoir un succès fou. »

Silence à côté de moi. J’ai jeté un œil vers Liz, l’océan de tristesse avait pris le dessus.

« Oui, ça m’est déjà arrivé. Ce que tu as entendu, ce n’était pas ma musique, celle que je joue pour de vrai. Je suis compositrice, musicienne et chanteuse normalement. Mais je n’ai plus le droit que de jouer de la musique d’ambiance dans des cafés ou des bars. »

Elle a aspiré une longue gorgée de son cocktail. Soudain, deux adolescentes sont apparues et se sont jetées sur Liz, smartphone à la main.

« Excuse-moi. Tu ne serais pas Liz Cécile ? »

J’ai senti Liz se raidir, mais elle a tout de même fait un petit sourire.

« Si, c’est bien toi ! On t’a suivi dans Singing Idol ! Tu étais la meilleure, tu aurais carrément dû gagner plutôt que Benoît ! J’aimais mieux quand tu étais rousse, par contre ! Mais on a trop de la chance de te croiser ! On peut prendre un selfie avec toi ? »

Liz s’est exécutée avec grâce, mais je sentais qu’elle y mettait peu d’entrain. Les jeunes filles ont rapidement disparu pendant que ma voisine retournait à son verre. J’ai senti qu’elle était gênée par cette rencontre.

« Excuse-moi de ne pas t’avoir reconnue. Je ne suis pas vraiment les émissions de télécrochet. Singing Idol, alors ? Ç’a dû être passionnant.

– C’est loin d’être aussi glamour que ce que l’on pense. »

Elle a eu un instant de réflexion.

«  Tu veux entendre l’histoire ? Je te préviens, c’est plutôt long.

– Vas-y. »

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Liz a participé à Singing Idol il y a trois ans. Elle avait alors vingt-deux ans et avait déjà composé plusieurs titres chez elle, qu’elle présentait à ses proches ou dans les bars de son quartier. L’émission représentait un tremplin pour se lancer définitivement dans une carrière artistique.

Aux auditions, elle a voulu présenter ses chansons. On lui a déconseillé pour des raisons de droit d’auteur, et on l’a aiguillée vers les titres à succès. Même sans ses œuvres originales, sa voix et son talent au piano ont suffi à la propulser jusqu’en finale où elle a malheureusement été battue par son opposant.

« Mais ce n’était pas grave. Être finaliste représentait déjà une énorme notoriété. Ça me convenait. »

Elle a été repérée. Plusieurs producteurs lui ont proposé un contrat dans leur maison de disque.

« J’étais jeune et je ne voyais que les paillettes. J’ai dit oui au label qui me paraissait le plus populaire sans me poser plus de questions. »

Un contrat a été signé, puis plus rien. Après un an, elle a été recontactée.

« Ils m’ont dit que ça y est, ils avaient un disque pour moi. Douze titres réalisés par d’autres compositeurs qui mettraient ma voix en valeur. J’ai été blessée d’être ainsi placée comme une pièce sur une ligne de production. Je leur ai rappelé que j’avais moi-même des titres que j’avais composés, et que j’aimerais les faire connaître. Tout de suite, le ton a été plus froid. On m’a accusée d’être égoïste. On m’a dit que je me prenais pour plus talentueuse que je n’étais à bafouer ainsi le travail d’artistes qui en avaient bavé et qui attendaient le succès depuis des années. Alors que moi, j’avais tout eu sur un plateau d’argent. »

Face à la pression, elle a cédé. Elle s’est rendue en studio.

« Je n’avais pas encore enregistré la moitié des titres que le producteur a évoqué les concerts. J’adore la scène. Je sais que je n’invente rien : pour beaucoup d’artistes, c’est la meilleure façon de connecter avec le public. J’étais ravie. Le producteur m’a regardée et m’a dit qu’il fallait apporter quelques changements mineurs sur mon apparence. Le défilé de stylistes, de coiffeurs et maquilleurs a commencé. Ils voulaient me teindre en rousse pour me donner plus de « pep’s » selon eux. J’ai fait les essais de tenue. Je n’étais à l’aise dans aucune. Tout était trop court, trop moulant, trop criard. Une maquilleuse a voulu me montrer son idée pour la scène. Je pouvais à peine ouvrir les yeux avec les faux-cils et j’ai fait une réaction allergique à une crème sensée me blanchir la peau. Comme si je n’étais pas assez pâle comme ça ! »

Elle a tenté de négocier. On lui a seulement accordé la suppression de la crème blanchissante. Et encore, du bout des lèvres.

« Je crois que le pire moment, c’est quand une community manager qui s’occupait de mes réseaux sociaux officiels a tenté de me convaincre. Elle avait fait des sondages auprès des internautes. D’après les résultats, le public approuvait et même demandait ces changements ! Alors j’ai dit oui… »

Elle a sorti un premier single. Succès. Liz a commencé à être invitée sur de nombreux plateaux télé.

« J’ai eu des cours de théâtre pour savoir comment rire, parler, me déplacer. On me disait quoi dire, en transformant des petits éléments de ma vie en drames desquels j’étais sortie plus forte. Je crois que le pire a été de dire que les chansons que j’interprétais étaient de moi. Je trouvais ça irrespectueux pour moi, pour les artistes qui les avaient composées et pour le public… »

L’album est sorti. Succès mitigé. Les concerts ont commencé.

« Et là, la community manager a eu une idée pour créer un nouvel engouement. Les internautes étaient invités à décider de nombreux aspects de ma vie. Fallait-il que je me lance dans le cinéma ? Quelle tenue devais-je porter à tel gala ? Que pensaient-ils de mon petit ami ? Je n’avais plus voix au chapitre de ma propre vie. »

La cote de popularité de Liz a alors explosé. Le système de vote a plu.

« J’ai tenu le temps de la tournée. Je me disais que c’était le prix à payer pour le succès. Quand il a été question d’un deuxième album, j’ai sauté sur l’occasion pour proposer quelque chose de plus authentique, avec mes chansons cette fois-ci. »

Evidemment, ç’a été refusé.

« C’est là que je me suis rebellée. J’ai tout refusé en bloc. Je me souviens de ce moment : le producteur me parlait comme à une enfant et cherchait à me culpabiliser en me disant que je ne pouvais pas laisser mon public seul. Que les votes montraient que ces personnes s’étaient identifiées à moi, que de nombreuses adolescentes m’avaient prise pour exemple et que je ne pouvais pas les laisser tomber. C’est là que j’ai compris quelque chose que j’aurais dû réaliser dès le début : ce n’était pas mon public. Même aux auditions de l’émission, je n’ai pas chanté mes chansons. J’étais tout au plus une voix, un instrument, au même titre que mon piano. Ç’a été l’illumination. Je crois que le producteur a vu cette réalisation dans mes yeux, parce qu’il a aussitôt changé de discours. Il m’a montré mon contrat : j’avais signé pour deux albums, avec leurs conditions. Si je ne voulais pas être poursuivie en justice, je devais obéir à la lettre. Je suis rentrée chez moi en pleurant et je ne suis pas sortie pendant trois jours. Mon père a engagé un avocat qui n’a vu qu’une seule solution. Je n’étais pas légalement obligée de faire ce deuxième album. Mais je n’en ferais jamais plus aucun autre. Mon nom, ma voix, ma musique : tout était déposé par le label. Le seul moyen de refaire de la musique serait avec eux. »

Liz a fait une dépression. Le label en a tiré un maximum en vendant les témoignages de proches inventés aux magazines. Puis ils l’ont blacklistée.

« J’ai pu reprendre une vie normale. Je me rappelle ce moment de libération quand je suis allée chez le coiffeur pour enlever cet auburn atroce. J’ai mis plus longtemps à me remettre au piano, par contre. Mais dès que c’est revenu, j’ai composé comme jamais. J’ai une bonne douzaine de titres que personne n’entendra. Mais au moins, ce sont les miens. Depuis, je vis en jouant du piano dans les bars et café, avec un pseudo et l’interdiction formelle de tirer quoi que ce soit de mon ancienne notoriété. Je connais le patron de cet établissement depuis toute petite, mais il n’a même pas le droit de mentionner mon vrai nom sur ses affiches. »

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Liz a raconté cette histoire sans flancher. Son récit terminé, elle a tout de même avalé une grande rasade dans son verre. Mais son visage était calme, résigné. Moi, je tremblais. Son histoire faisait écho à celle que je venais de vivre : des personnages tout puissants qui pensent pouvoir faire des autres ce qui leur plaisent. Je sentais de nouveau la lave bouillonner.

C’est à ce moment que j’ai senti une main sur mon épaule me forçant à faire demi-tour. Blandine. Tellement en rage que je n’aurais pas été surprise de voir apparaître de la bave à ses lèvres. Elle tenait mon sac et le manteau que j’avais laissés à son entreprise. Elle me les a jetés au visage avec force et a hurlé :

« Tu te rends compte de ce que tu m’as fait vivre ?! »

Le café est soudainement devenu silencieux. J’aurais pu lui demander de se calmer. L’inviter à sortir pour lui expliquer ce qu’il s’était passé. Mais la lave a pris le dessus.

« Ce que JE t’ai fait vivre ? Tu te fous de moi ! Blandine, il a voulu me violer ! Tu te rends compte ? Tu m’as envoyée à un connard qui croit que les femmes ne sont que des objets !

– Tu l’as frappé ! L’infirmière a dit qu’il avait la pommette cassée ! Mais tu es une grande malade ! Ce ne sont pas des choses qui se font en société ! On discute ! Tu aurais pu dire non !

– Et à quel moment ? Quand il avait sa main dans mon décolleté, alors que j’étais immobilisée contre le mur !

– Mais tu lui as dit quoi ?! Tu lui as fait tes sourires, comme d’habitude ? Je t’avais prévenue que c’était un homme important ! Alors oui, quand une jolie fille lui fait du gringue, comme tu fais à chaque fois que tu veux quelque chose, il se sert ! Et pourquoi il s’en priverait si tu te jettes à son cou ? »

J’avoue qu’à ce moment, elle m’a coupé la chique. Est-ce que j’avais souri ? Laissé entendre quoi que ce soit ? Mon chemisier avait un léger décolleté, c’est vrai, mais rien de provoquant. Peut-être que je n’aurais pas dû choisir de mettre des photos de nus dans mon portfolio.

« – Je…

– Et maintenant j’ai eu droit à un blâme parce que j’ai recommandé une fille qui a cassé la pommette d’un directeur ! Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour toi ! Tu te prends pour une grande photographe, mais tu n’es rien ! Tu crois que tu vas devenir quelqu’un en draguant des mannequins et des hommes importants et en espérant qu’il n’y ait pas de prix à payer après ? Mais réveille-toi, ma pauvre fille ! Je t’ai offert un parcours tout tracé, un parcours où tu aurais pu espérer travailler honnêtement, tout ça sur un plateau d’argent ! Tu aurais pu faire quelque chose de ta vie ! »

Elle s’est approchée puis m’a poussée. Rien de douloureux, mais en tentant de me rattraper sur un tabouret de bar, ce dernier a glissé et je suis tombée. Alors que j’étais au sol, elle ne s’est pourtant pas arrêtée. Elle était maintenant au-dessus de moi, en train d’éructer.

« Tu sais quoi ? Peut-être qu’en fait, il aurait dû te violer ! Ça t’aurait enseigné une bonne leçon ! Tu ne peux pas tout avoir ! Je comptais sur toi et tu t’es montrée égoïste, comme à ton habitude ! »

J’ai alors entendu une voix derrière moi.

« Blandine, c’est ça ? »

Liz. Puis un formidable bruit de gifle. Blandine a reculé de quelques pas. Je ne voyais plus que ses jambes, mais je me représentais parfaitement son expression choquée. Elle est tombée sur des hommes qui se tenaient accoudés au bar.

« Okay, ça suffit pour ce soir. Sortez-là. »

C’était le patron du café. Il a eu un regard désapprobateur vers Liz avant d’aider les deux hommes sur lesquels Blandine était tombée à la sortir de l’établissement. Liz s’est penchée pour m’aider à me relever. Elle m’a souri.

« Ça faisait un moment que je rêvais de confronter ce genre de personne. Et elle m’a eue à « plateau d’argent » ».

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9 commentaires sur “Chapitre 5 – Le jour où j’ai perdu ma voix

  1. Super ce nouveau chapitre ! Blandine est vraiment une personne détestable, obsédée par sa petite personne et sa réussite, complètement aveuglée par son travail et sa réputation. Je suis bien contente qu’Angèle ait réussit à s’enfuir à temps et que Liz ait giflé cette pimbêche !

  2. Un texte très poignant. Je découvre avec plaisir et je vais du coup rattraper mon retard en lisant les premier chapitre mais du coup cette Blandine ne m’est pas du tout sympathique

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