Chapitre 16 – Le jour où la Nature a repris ses droits

« Tu es sûre de ton coup ? », me demande Rémi.

« Mais oui ! On va juste donner un petit coup de pouce à l’ordre naturel des choses. Rien de plus ! »

Rémi et moi sommes en train de repérer les lieux stratégiques autour de l’hôtel de ville. Cela fait une heure que nous passons devant les grilles du bâtiment, nous arrêtons cinq minutes, puis repartons en ayant l’air le plus naturel possible. J’effectue cette ronde depuis trois jours, à des heures différentes, et à chaque fois, je n’ai compté que deux policiers, en poste devant l’unique entrée. Rien d’incontournable, mais les grilles surmontées de pointes forment aussi un rempart efficace. Elles m’ont donné du fil à retordre dans l’élaboration de mon plan.

« Et François ? Il en pense quoi ? »

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« Tu es sûre de ton coup ? », me demande Rémi.

« Mais oui ! On va juste donner un petit coup de pouce à l’ordre naturel des choses. Rien de plus ! »

Rémi et moi sommes en train de repérer les lieux stratégiques autour de l’hôtel de ville. Cela fait une heure que nous passons devant les grilles du bâtiment, nous arrêtons cinq minutes, puis repartons en ayant l’air le plus naturel possible. J’effectue cette ronde depuis trois jours, à des heures différentes, et à chaque fois, je n’ai compté que deux policiers, en poste devant l’unique entrée. Rien d’incontournable, mais les grilles surmontées de pointes forment aussi un rempart efficace. Elles m’ont donné du fil à retordre dans l’élaboration de mon plan.

« Et François ? Il en pense quoi ? »

J’ai une expression exaspérée quand je me tourne vers Rémi, mais je me calme en voyant son air inquiet. Bon, j’imagine que ça peut se comprendre : on a connu plus sûre, comme stratégie. Et surtout, là, on s’attaque à un peu plus gros qu’une simple villa de particulier.

« François pense que ça se tente. Il a déjà contacté les personnes dont on a besoin et ils ont tous répondu présents. Ça va marcher, je te dis. Et on ne va faire de mal à personne, juste rendre la vie des élus de notre ville un peu plus compliquée. »

Cela fait une semaine que j’essaye de convaincre Rémi du bien-fondé de mon plan. Il était déjà dubitatif quand je lui ai expliqué dans la caverne, mais n’a rien dit jusqu’à ce que nous en soyons sortis. Pourtant, alors que nous étions en train de reboucher et cacher l’entrée de notre lieu magique, la réalité de la chose a dû le frapper, car il n’a pas arrêté de me harceler de questions depuis. Le trajet retour en voiture jusqu’à notre ville a été particulièrement long. Mais j’avais réponse à tout, à son grand désespoir.

« Oui. Enfin c’est un peu précipité, quand même. »

Il a raison. Une semaine pour organiser un plan de cette envergure, c’est bien trop court. Je fixe l’endroit où sa fossette forme un creux quand il sourit : elle est aux abonnés absents depuis la caverne. Je ne peux pas m’empêcher de taquiner mon compagnon en tentant de le rassurer.

« Hey, c’est toi qui m’as inspirée en me faisant ouvrir les yeux sur la réalité de la nature humaine. Tu devrais être content que ton élève applique aussi bien tes préceptes ! Après, pour la date, François m’a appris que le conseil municipal allait délibérer la semaine prochaine sur le projet de rénovation des lignes de transports urbains. L’occasion est trop belle pour que l’on n’en profite pas. Une semaine, c’est court pour tout organiser, mais tout le monde est disponible ce soir… Alors advienne que pourra. »

Nous nous arrêtons une dernière fois contre les grilles de l’hôtel de ville, faisant semblant d’être des touristes perdus cherchant leur chemin sur leur smartphone. Je jette un dernier coup d’œil sur la cour immense qui encercle le bâtiment. C’est parfait. La mairie a beau faire abattre des arbres dans toute la ville pour continuer l’expansion des transports, elle s’est quand même réservé un bel espace naturel pour son siège. C’est un fait qui m’a d’ailleurs choquée, lors de mes recherches. Quand on consulte une vision satellite, on ne voit que deux lieux arborés dans notre ville de 50 km² : le parc et l’hôtel de ville. Tous les autres lieux ne sont décorés que de buissons ou de parterres de fleurs. Je fais mine de réfléchir en fixant l’intérieur de la cour : ici, la mairie a conservé les chênes centenaires et quelques arbres fruitiers, qui forment un ensemble magnifique quand arrive le printemps. Il y a même des petits bancs, au cas où nos élus voudraient se reposer et profiter de la vue champêtre entre deux réunions. Je note un détail.

« Regarde Rémi, c’est ça dont je te parlais. »

Je pointe du doigt un émetteur placé sur l’une des plus grosses branches d’un chêne.

« C’est les effaroucheurs sonores. François en a déjà parlé dans ses articles contre la mairie : ils servent à faire fuir les oiseaux en diffusant des ultrasons. Il y en a un peu partout en ville. »

Rémi regarde le boîtier noir. J’en compte environ cinq, rien que dans la cour.

« C’est plutôt moche. Pourquoi gâcheraient-ils la vue dans leur jardin avec ça ? Le chant des  oiseaux, c’est sympa, non ?

– Pas quand tu en as plusieurs centaines dans un seul arbre. Les effaroucheurs en ville ont été installés à la demande des riverains qui en avaient assez des pluies de déjection depuis les corniches et lampadaires. Forcément : sans arbres pour nicher, les oiseaux se concentraient sur les rares endroits où ils pouvaient se poser. Quand les effaroucheurs ont été installés, une grande partie des oiseaux s’est rabattue sur l’hôtel de ville. On se serait cru dans un film d’Hitchcock. La mairie a alors rapidement installé le même système pour son quartier général. Il y a même quelques boîtiers dans le parc pour éviter les regroupements trop importants en période de migration. »

Je regarde le ciel : pas un oiseau en vue. Quand j’y pense, même les pigeons se font rares en ville.

« Où sont-ils partis, après ? », demande Rémi.

Je soupire :

« Pour certaines espèces : nulle part. C’est le problème que François a pointé du doigt : cette ville était autrefois un lieu de halte pour les espèces migratoires. Depuis qu’ils ont installé les effaroucheurs, les spécialistes ont retrouvé un grand nombre d’oiseaux morts d’épuisement dans la région. Les oiseaux apprennent ces parcours sur des générations et ça peut prendre des années avant qu’ils n’intègrent le fait qu’ils doivent modifier leur itinéraire. En attendant, des populations entières d’oiseaux – des espèces protégées parfois – meurent.

– Ils n’ont pas la force d’aller au-delà de la ville ? Elle n’est pas si grande que ça. »

Je range mon smartphone et nous faisons mine de continuer notre chemin en baissant la tête pour dissimuler nos visages devant les policiers.

« Il faudrait que je te montre son article. François expliquait que le problème ne fait qu’être déplacé. Les oiseaux se réfugient dans les villes de banlieues, plus petites, et font des dégâts considérables sur les cultures. Alors ces villes adoptent le même système… et ainsi de suite. Ce qui ne laisse que les forêts de la région, qui elles-mêmes ne sont pas assez grandes et nombreuses pour accueillir tous les oiseaux, si déjà ceux-ci arrivent à les atteindre.

– Et ce qu’on va faire ce soir, ça va changer ça ? »

Je prends quelques secondes avant de répondre.

« J’en sais rien. J’espère. Le but de mon plan est de permettre à la nature de regagner un peu du terrain qu’elle a perdu au fil des années. Mais surtout, j’aimerais que tout le monde comprenne que chaque décision qui la concerne n’est pas à prendre à la légère. »

.

François a l’air anxieux, mais ravi. Quand nous nous étions rencontrés la première fois, dans le parc, sa mine était tellement défaite que j’en étais venue à douter que le journaliste sache seulement sourire. Mais là, sa mine radieuse me gênerait presque alors que je dessine des traits et points sur son visage à l’aide d’un gros crayon noir.

« Rappelle-moi à quoi sert le maquillage ? », demande-t-il.

Je recule et contemple le Picasso que je viens de créer :

« C’est pour éviter la reconnaissance faciale. C’est un Russe qui a développé ce système pour contrer les caméras de surveillance : les lignes et points empêchent les logiciels d’identifier ton visage comme tel. J’ai vu des caméras à l’hôtel de ville et tous les bâtiments administratifs qui l’entourent doivent en avoir aussi, on n’est jamais trop prudent. Tu t’es assez pris le bec avec la mairie pour qu’ils t’aient potentiellement entré dans leurs fichiers. »

Il reprend une mine sérieuse alors que je termine mon œuvre. J’enchaîne avec les autres personnes présentes dans le fourgon. D’un commun accord, nous avons opté pour des pseudos entre nous. Seul François, qui a réuni cette équipe de choc, connaît nos véritables noms. « Hulotte », une ornithologue d’une cinquantaine d’années, semble particulièrement nerveuse pendant que je lui applique le maquillage. J’ai un léger sourire pour l’encourager.

« Ça va aller ? Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer. »

Elle lève les yeux pour ne pas me gêner alors que je lui applique du crayon sur les pommettes. Le tressautement de son genou ne cesse pas pour autant.

« Ce n’est pas pour moi que je m’inquiète. C’est pour mes oiseaux. Si tu savais le temps que j’ai mis à les soigner, pour les retaper après leur capture. Et puis Oreb peut être particulièrement têtu, quand il s’y met. J’ai peur qu’il ne soit blessé. »

Oreb, c’est le nom de son corbeau dressé. Lors d’une réunion pour définir notre stratégie de ce soir, Hulotte m’avait expliqué qu’elle avait recueilli l’oiseau tout petit, après l’avoir sauvé de l’euthanasie. Les corbeaux sont des oiseaux intelligents, mais Oreb semblait au-dessus de la norme. Hulotte l’a gardé avec elle et l’a dressé. L’oiseau la suit presque partout depuis, mais ce soir, il est dans une voiture, elle aussi en route vers l’hôtel de ville, avec l’un des assistants d’Hulotte. J’espère sincèrement que tout se passera bien : Oreb a un rôle déterminant à jouer dans notre plan et l’oiseau est aussi attachant que fascinant. J’adopte un ton calme pour rassurer l’ornithologue.

« Il est coriace et particulièrement malin, je suis sûre qu’il s’en sortira. Quant aux autres oiseaux que tu as sauvés, ils se sont déjà fait attraper une fois par les employés municipaux, ils ont appris à se méfier maintenant. Et puis je vois mal comment la mairie pourra les attraper sans filets… »

À ce moment, j’entends le talkie-walkie de François grésiller.

« L’équipe Ratatouille est en place. Ils attendent notre signal pour mettre les derniers appâts », me signale le journaliste.

« Des nouvelles de l’équipe Oreb ?

– Ils se sont garés dans une rue proche. Ils nous attendent.

– Parfait. Tu te sens bien ? Prêt à piloter le coup écologique de l’année ? »

Le journaliste a les yeux qui pétillent.

« Ce sera bizarre d’être le sujet d’un article plutôt que son auteur, mais oui, je suis né prêt. »

Tant mieux, car nous sentons le fourgon s’arrêter. Je jette un œil à travers les vitres teintées : comme prévu, le quartier administratif de la ville est désert à cette heure avancée de la nuit. J’avise au loin les deux policiers en faction devant l’hôtel de ville, qui ont l’air de s’ennuyer ferme. Ils ne prêtent aucune attention au banal fourgon blanc qui vient de se garer sur une place de stationnement à l’arrière du bâtiment.

« C’est parti. »

Mon signal sonne un peu étranglé, mais aussitôt François parle dans son talkie.

« Équipe Oreb. À vous de jouer. »

Hulotte s’est approchée et guette avec moi à travers les vitres teintées. Enfin, la voiture où se trouvent son oiseau et son assistant apparaît. Le véhicule contourne les grilles et s’arrête à plusieurs dizaines de mètres de nous, dans le dos des policiers. Hulotte et moi sortons discrètement du fourgon et faisons mine de nous allumer une cigarette en gardant nos visages dans l’ombre. Du coin de l’œil, je vois l’une des fenêtres de la voiture s’ouvrir et un oiseau jaillir aussitôt sur le rebord. Le temps d’observer les alentours et il prend son envol pour atterrir gracieusement sur la grille entourant l’hôtel de ville.

Hulotte sort un petit sifflet de sa poche :

« Attention, ça risque de ne pas être très agréable. »

Je la vois souffler trois coups dans le petit objet de métal et ne peux m’empêcher de couvrir mes oreilles. Hulotte a un petit sourire.

« Il faut bien qu’il y ait quelques inconvénients à la jeunesse. En général, l’humain n’entend plus les ultrasons quand il atteint l’âge de vingt-cinq ans environ. »

Oreb a très bien entendu le signal, lui aussi. Il a aussitôt jailli de son perchoir et fonce maintenant en direction des policiers inattentifs. Alors qu’il passe au-dessus de l’entrée, il pousse un croassement puissant et saisit l’une des casquettes dans son bec. Il se pose tranquillement à quelques mètres des policiers, comme pour les narguer. J’entends celui au crâne dénudé pousser un juron alors que son collègue rigole. Hulotte a aussi un petit rire.

« Depuis qu’il a été capturé et emmené par les agents de la mairie, Oreb voue une haine sans bornes aux casquettes, quelles qu’elles soient. Ça n’a pas été très dur de lui apprendre ce tour. »

J’observe le petit sifflet de métal.

« Malin, en tout cas, d’utiliser les ultrasons comme signal. Les policiers n’ont rien vu venir. »

L’ornithologue jette un œil à son jouet.

« Les oiseaux que je recueille ont été capturés au filet justement parce qu’ils ont compris que les ultrasons des effaroucheurs ne représentent pas un réel danger. Ce n’est pas pour autant qu’ils les apprécient. C’est pour ça que je ne le garde que pour les occasions où c’est indispensable. »

Nous observons Oreb sautiller devant les policiers qui tentent de récupérer la casquette. L’oiseau est agile : en un coup d’aile, il sait se mettre à l’abri et revient aussitôt à la charge quand il sent que le policier abandonne. Cependant, les deux hommes ne s’éloignent jamais que de quelques mètres. J’ai un claquement de langue.

« Ç’aurait été trop facile. Mais bon, au moins ils sont distraits. On envoie la suite. »

Je frappe deux coups contre le fourgon et j’entends aussitôt le talkie de François biper.

Quelques minutes plus tard, le camion fait son entrée. Il vient remplacer le fourgon qui s’éloigne de son côté pour rejoindre l’équipe Ratatouille, comme prévu. Hulotte et moi nous jetons sur les portes du poids lourd pour les ouvrir. Je découvre enfin les centaines de cages contenant les oiseaux sauvés, dont Hulotte m’avait tant parlé. La plupart des volatiles sont endormis, mais je reconnais facilement les espèces les plus communes de nos villes. Il y a d’autres corbeaux plus petits qu’Oreb, mais aussi des pigeons et des tourterelles. Les pies, elles, sont les seules à agiter leurs plumes, comme si elles attendaient qu’on leur explique la raison de leur présence ici. Hulotte a choisi expressément les individus capturés dans cette ville. Chaque oiseau ici connaît les environs, n’a plus peur des effaroucheurs et de ce fait a dû être capturé par les agents municipaux souhaitant supprimer les nuisibles. Hulotte les a sauvés de justesse de l’euthanasie par gazage en arguant à la mairie qu’elle avait besoin de ces oiseaux pour ses recherches. Même si c’était vrai, elle en a aussi profité pour apprendre aux volatiles à se méfier des pièges posés dans la ville. Ils sont devenus impossibles à attraper.

À l’aide de son assistant qui nous a rejointes, je vois Hulotte réveiller un à un chaque oiseau en lui murmurant des mots doux. Elle ouvre ensuite la cage et fait sortir son protégé avant de le lâcher en direction des arbres de l’hôtel de ville. Ce petit manège est long, mais indispensable. Après vingt minutes, les cages sont enfin vides. Je referme les portes du camion qui démarre aussitôt et disparaît rapidement.

« Je pense que ça suffira pour l’instant. Corneille, tu peux signaler aux deux autres camions de se tenir prêts ? »

L’assistant murmure aussitôt dans son talkie. J’ai un signe de tête approbateur dans sa direction avant de me tourner vers Hulotte.

« Je dois rejoindre l’équipe Ratatouille maintenant. Tu gères la suite, avec Oreb ? Pas de questions de dernière minute ? »

L’ornithologue secoue la tête négativement et me fait signe de me dépêcher. Je lui fais un dernier sourire avant de trottiner le long de la grille de l’hôtel de ville. Le bâtiment me cache les policiers à présent, mais j’entends distinctement les jurons et les rires des deux hommes qui gardent l’entrée. Oreb continue de les mener par le bout du nez.

En cours de route, un Rémi essoufflé me rejoint.

« L’équipe Buzz est opérationnelle, mon commandant ! Elle n’attend que le signal de François.

– Parfait. »

Nous approchons discrètement de l’angle de la grille. L’entrée du bâtiment n’est plus qu’à quelques mètres, je peux maintenant mieux voir le petit ballet d’Oreb devant les forces de l’ordre. Tout à coup, l’oiseau se fige et laisse tomber la casquette de son bec : il a entendu comme moi les cinq petits sifflets stridents. Le policier s’avance vers l’oiseau, convaincu qu’il a enfin renoncé… Mais j’entends les deux autres petits sifflements et aussitôt l’oiseau se met à croasser comme un fou, avant de décoller et atterrir dans l’un des chênes de la cour.

« Il est complètement malade cet oiseau », grogne le policier en récupérant son couvre-chef.

Son collègue ne répond pas.

« Hey Mathéo, tu penses qu’on devrait le signaler ? Les effaroucheurs sont peut-être en panne. »

Toujours aucune réponse. Je vois le policier remettre sa casquette et se figer en regardant son collègue. Celui-ci pointe les chênes sans un mot. Je sais ce qu’il voit : une centaine d’oiseaux perchés dans les arbres, formant une gigantesque masse noire sur les branches nues. On dirait presque qu’Oreb ménage son effet, car il pousse alors un croassement lugubre qui résonne dans la nuit. J’entends un seul long sifflement : le signal. Aussitôt les arbres vibrent dans un concert de pépiements et les oiseaux décollent dans un ensemble monstrueux, fondant sur les deux policiers. J’appuie sur la tête de Rémi pour nous dissimuler derrière le petit muret.

« Aïe ! Mais ça va pas ?

– Désolée, mais si les oiseaux nous voient, c’est sur nous qu’ils vont foncer. Hulotte les a dressés pour qu’ils associent le long coup de sifflet à l’arrivée de la pitance. Mais ils n’ont pas appris à distinguer qui était censé leur donner. »

J’entends les hurlements effrayés des policiers alors qu’ils se battent avec les oiseaux essayant d’accéder à leurs mains et poches. Enfin, ils optent pour la fuite et j’entends peu à peu la rumeur des pépiements s’éloigner dans les rues.

« Cours ! On n’a pas énormément de temps ! »

Nous piquons un sprint jusqu’à atteindre un utilitaire garé dans une ruelle adjacente. François est avec l’équipe Ratatouille, composée principalement de jardiniers. Ces derniers sont en train de rire de la débâcle des policiers.

« On se concentre ! », crie François. « Et bouchez-vous le nez ».

Il ouvre les portes arrière de l’utilitaire et aussitôt une odeur nauséabonde nous agresse les narines. Elle provient d’une sorte de citerne stockée dans le véhicule.

« Qu’est-ce que c’est ? », demande Rémi.

« Ce que tu nous as demandé », sourit l’un des jardiniers, Mulot, en faisant un clin d’œil dans ma direction.  « Le top du top : un savant mélange de compost, de graines en tout genre, de restes de repas et de beaucoup de beurre de cacahuète pour lier le tout. Aucun rat ne peut y résister.

– Génial, beau travail ! Le local technique est situé à gauche du bâtiment, mais allez-y doucement pour que la mixture ait le temps de couler. »

L’utilitaire démarre alors que Mulot tourne le robinet de la citerne. Une sorte de liquide visqueux brunâtre s’en échappe. Le chauffeur passe une vitesse et le véhicule avance en laissant derrière lui une piste nauséabonde.

« Je bougerais d’ici, si j’étais vous. On ne pensait pas en ramener autant », souffle un autre membre des Ratatouille, Gerbille.

Je ne me le fais pas dire deux fois et, avec Rémi, nous courons jusqu’à la barrière de l’hôtel de ville restée sans surveillance, pour la lever.

Alors que je pèse sur le contrepoids, je vois une marée noire grouillante se former de l’autre côté de la rue, au début de la piste. Des centaines de rats courent et se bousculent pour se jeter sur la mixture qu’ils font disparaître en quelques secondes. Ils avancent rapidement vers le véhicule. Je panique un peu en voyant les rongeurs de la taille de mon pied progresser sans frayeur, les plus courageux tentant même de grimper dans l’utilitaire pour se nourrir à la source. Je fais signe au conducteur d’accélérer alors que Gerbille ouvre le robinet de la citerne plus largement. Ils savent ce qu’ils font. Toute la semaine, l’équipe Ratatouille a sillonné la ville, déposant des appâts à rongeurs dans les endroits où ils prolifèrent. Ils ont ensuite formé une sorte de parcours avec ces appâts, faisant passer discrètement les rats de poubelles en buissons jusqu’à atteindre le quartier administratif. Le dernier jour a été le plus dur – et quand je vois le nombre de rongeurs présents, je comprends mieux – mais les Ratatouille ont réussi à contenir les rats dans une ruelle servant à stocker les poubelles, à grand renfort de containers remplis de friandises. Les animaux ne semblent pas rassasiés pour autant, ils avancent inexorablement alors que la voiture franchit le trottoir. Je passe rapidement devant le véhicule pour éviter d’être bloquée par la rivière de rongeur qui semble ne plus finir et rattrape Rémi déjà en train de trottiner vers notre prochaine étape.

« Donne le signal à l’équipe Vaillant ! Ils peuvent lâcher les oiseaux des deux autres camions. Et demande à l’équipe Buzz de s’approcher ! » lance-t-il en direction de François.

Ce dernier forme un « OK » avec ses doigts pendant que je marmonne :

« Hey, c’est mon plan. D’où tu donnes les ordres maintenant ? »

Rémi a un haussement d’épaules avec un sourire avant de me prendre la main pour m’aider à suivre sa foulée.

« J’ai changé d’avis, ton plan n’est peut-être pas si pourri. »

Je suis partagée entre la joie de sentir sa main dans la mienne et l’envie de protester face à son putsch.

Nous courrons le long des grilles à l’arrière du bâtiment. Au bout de la rue, je vois Hulotte libérer de nouveaux oiseaux dressés, sortis de deux autres camions. Un fourgon, noir cette fois, s’avance et s’arrête à notre hauteur alors que nous reprenons notre souffle. Les trois apiculteurs de l’équipe Buzz en sortent et me jettent une tenue de protection semblable aux leurs.

« On enfile et on ferme bien ! On n’oublie pas les bottes ! »

La vitesse est essentielle. Dans cette rue, nous sommes exposés à tous les regards et même si des équipes s’occupent de détourner les passants éventuels, ils ne pourront rien faire si les policiers poursuivis par les oiseaux décident d’appeler des renforts.

L’apicultrice surnommée Maya sort une échelle en aluminium du fourgon, qu’elle déplie et pose contre les grilles. Elle jette ensuite une couverture épaisse sur les pointes à leur sommet.

« Cette solution n’est pas infaillible, il faudra quand même faire attention. N’accroche pas ta tenue », me prévient-elle.

Je regarde les pointes de fer avec inquiétude. Je ne suis toujours pas confiante quant à mes capacités en escalade.

« Je vais passer en premier », annonce Rémi.

« Tu es sûr ? Je ne pourrai pas venir te chercher si tu finis coincé là-haut.

– Oui, c’est passer en premier ou rester là à me moquer de ta tenue », dit-il avec un clin d’œil moqueur. « On dirait un Bibendum. Et puis il faut que j’aille préparer le terrain pour vous. »

Soudain, il avance vers moi et pose un léger baiser sur mes lèvres.

« À tout à l’heure. Ne mets pas le feu. »

Je reste pétrifiée à côté d’une Maya interloquée par notre échange. Elle semble finalement décider qu’elle a d’autres soucis que des gamins en train de plaisanter et retourne au fourgon.

Je regarde Rémi grimper l’échelle avec agilité et, arrivé au sommet, passe les piques sans encombre pour atterrir souplement de l’autre côté. Il repart aussitôt en direction du local technique. J’ai à peine le temps de le voir disparaître que Maya, Willy et Lola déposent cinq cartons bourdonnant au pied de l’échelle.

« Vas-y », s’exclame Maya en me regardant.

Je grimpe les échelons et, avec toute la grâce que l’on me connaît, franchit la grille pour atterrir durement de l’autre côté. Le choc me fait tomber sur les fesses.

« Ça va ? », s’inquiète Willy.

« Ouais, super » fais-je en me relevant.

Mon fessier me lance, je le frotte pour faire passer la douleur.

« Lola va monter à l’échelle et te faire passer les cartons. Fais extrêmement attention. »

La plus jeune des apiculteurs se penche sur les couvertures et me tend le carton que son collègue lui a fait passer. Je le récupère sur la pointe des pieds, mais les boîtes restent droites.

« C’est fou ! Le carton est chaud ! » je m’exclame.

« Oui, en hiver les abeilles se réunissent pour conserver leur chaleur et en produisent même par frottement. Là, elles hibernent, mais on va leur trouver de bons petits nids pour qu’elle puisse se dégourdir un peu les ailes. »

Une fois tous les cartons passés, Willy et Maya me rejoignent. Lola nous lance les vareuses avant de ranger l’échelle et démarrer en trombe.

« Bien », dit Willy. « Si mes souvenirs sont bons, la chaufferie est par ici. »

François a connu Willy alors que celui-ci faisait encore partie du conseil municipal. L’apiculteur membre de l’opposition écologiste avait tenté de faire entendre raison à ses pairs sur de nombreux projets désastreux pour l’environnement, sans succès.

« Je n’ai même pas réussi à faire arrêter l’usage de pesticides dans les jardins de l’hôtel de ville », m’avait-il expliqué lors d’une réunion de préparation.

Il est un allié de choix. Grâce à lui, nous avons une meilleure idée de la disposition du bâtiment et c’est notamment lui qui nous a appris que la fourrière de la ville entreposait ses filets à oiseaux dans ce local technique. Il les avait remarqués un jour où il avait tenté de remplacer les produits pesticides des jardins par de l’eau. Mais il avait été surpris en train de transvaser les liquides des bidons, ce qui avait entraîné son exclusion du conseil.

Willy nous fait signe de faire halte alors que nous approchons d’un soupirail barré de fer presque entièrement dissimulé par un buisson.

« C’est ici. On enfile les vareuses ! »

J’observe les gestes précis de Willy alors qu’il s’approche de la petite fenêtre obstruée par de la laine de verre. Il ménage d’abord une ouverture dans l’isolant et sort une boîte de sa poche dont il extrait plusieurs gros morceaux de rayons mielleux.

« Au cas où elles auraient un petit creux », m’explique-t-il avec un sourire.

Il dépose les rayons dans le trou qu’il a formé et se saisit d’un premier carton. J’entends le léger bourdonnement des abeilles dérangées dans leur hibernation, mais quand Willy ouvre la boîte, je suis surprise de ne voir que quelques insectes s’envoler. Je me penche au-dessus du carton et découvre une sorte de grosse boule d’abeilles agglomérées autour d’une branche.

« Allez, poussez-vous les petites », susurre Willy amoureusement en dégageant quelques abeilles. « Oui, je sais, il fait froid, mais on vous a trouvé un petit coin bien douillet. »

Pendant ce temps, Maya a créé un autre tunnel voisin dans la laine de verre au travers duquel je peux voir la chaudière du bâtiment.

« C’est un peu contemporain, comme disposition de ruche », précise-t-elle. « Mais la chaleur de la pièce et le miel devrait donner assez d’énergie aux ouvrières pour qu’elles se mettent à travailler sur une meilleure installation. »

Entre-temps, Willy a extrait une sorte de poignée d’abeilles de la masse.

« La reine est au centre. Je vais la placer juste à côté des rayons. »

Il s’exécute et aussitôt pioche le reste des abeilles dans le carton pour les déposer dans l’ouverture et sur le bord du soupirail.

« Je plains l’apiculteur qui viendra les récupérer, elles vont être furieuses. Mes pauvres mimines. »

Je vois quelques insectes tenter un vol de reconnaissance, mais constatant qu’il n’y a aucune fleur dans les alentours directs, elles font demi-tour et reviennent vers le soupirail.

« Elles vont rester, tu penses ? », je demande à Willy.

« Tant qu’il fera froid, elles préféreront la chaleur de la chaufferie à l’exploration du monde extérieur. Je leur ai mis largement assez de miel et de pollen pour qu’elles tiennent jusqu’à la floraison des premières primevères et pensées de l’année. La ville les plante généralement fin février. »

Soudain, je réalise :

« Et les pesticides qu’ils utilisent ? Ça ne va pas les décimer ? »

Maya répond à la place de Willy avec un large sourire.

« Non ! Ces petites bêtes que tu vois là sont les vraies abeilles de nos régions. Ce sont des abeilles noires. Elles sont bien plus résistantes que les espèces exotiques utilisées très largement pour la production de miel. Elles produisent moins, mais les pesticides les affectent beaucoup moins. »

Willy a terminé son installation et contemple son œuvre, satisfait.

« Ça, c’est une. Plus que quatre maintenant.

– Okay. On avait dit une dans le local technique. On récupère une échelle là-bas et ensuite on installe les trois autres derrière les volets des fenêtres de salles de réunion et du bureau du maire. »

Willy a un ricanement.

« Je leur avais dit que l’hôtel de ville avait un bilan carbone désastreux. Ils vont vite comprendre les inconvénients des fenêtres anciennes toutes poreuses. Peut-être qu’après ça ils referont l’isolation du bâtiment correctement. »

Je lui réponds par un sourire et prends la tête de notre petit cortège jusqu’au local technique. Lorsque nous arrivons devant le bâtiment de béton tout en longueur, je freine brusquement. Willy et Maya me rentrent légèrement dedans, me faisant faire un pas de plus vers la masse monstrueuse de rats qui encerclent l’endroit.

Comme prévu, l’utilitaire est garé devant le local technique, la citerne déversant maintenant à flots le liquide brunâtre. Mais les rats ont carrément pris d’assaut le véhicule, reniflant les sièges et la cuve et tentant de trouver une ouverture vers le Saint Graal. Le chauffeur a dû battre en retraite. J’aperçois le groupe Ratatouille, ainsi que Rémi, perchés sur le toit du bâtiment pris d’assaut. Ils sont complètement coincés par les rongeurs agressifs. L’un des rats s’approche de nous, mais s’éloigne quand je fais mine de lui donner un coup de botte. J’enlève ma vareuse et la tends à Willy.

« C’est ça, que tu appelles préparer le terrain !? », je crie en direction de Rémi.

Il lève les bras dans un signe d’excuse. Mulot nous explique la situation :

« Les rats ont rattrapé la voiture trop vite. Musaraigne a eu le temps de s’arrêter au bon endroit, mais on était déjà encerclé. On n’a pas pu couper le cadenas de l’entrée, c’est tout juste si on a réussi à grimper ici sans se faire attaquer. »

Les rats plus petits errent en marge du groupe, en quête de miettes que la meute aurait pu laisser. Ils nous reniflent sans oser insister, mais les plus gros, eux, sont en train de se déchirer autour de la petite mare de friandise. J’en vois plusieurs se battre à coups de griffes et de crocs pour une chance d’approcher la corne d’abondance.

« Qu’est-ce qu’on fait ? On laisse tomber le local technique ? » demande Maya.

« Non. Si les filets restent intacts, ils pourront capturer les oiseaux d’Hulotte. Et de toute façon, il faut qu’on fasse descendre les Ratatouille d’ici, et vite. »

Je soupire. Évidemment, mon plan ne pouvait pas de dérouler à la perfection. Dans mon esprit, les rats étaient censés se concentrer sur le liquide de la citerne, le temps pour l’équipe Ratatouille de forcer le cadenas et pour l’équipe Buzz d’installer rapidement la ruche. Mais il y a facilement dix fois plus de rats que planifié et la quantité de friandises parait ridicule à côté. J’ai peur de voir les policiers débarquer d’un moment à l’autre. Dans les arbres, j’entends les croassements des corbeaux d’Hulotte qui semblent se moquer de la situation.

« Musaraigne, lance-moi ton talkie. »

Le jeune jardinier s’exécute. Je récupère le transmetteur et appuie aussitôt sur le bouton.

« François, on a un gros problème ici. Dis à Lola de faire demi-tour et de revenir avec l’échelle et la couverture. Je veux que l’équipe Oreb fasse dégager les camions et que tout le monde se tienne prêt à partir le plus vite possible. Rejoins-nous ensuite avec le fourgon blanc et gare-le dans la rue derrière le local technique. Trouve des personnes dans l’équipe de surveillance pour tenter de retenir les policiers si jamais ils revenaient. »

François répond seulement un « OK » consterné. Je me tourne vers Willy.

« Elles sont solides comment, ces tenues ? »

Il parait surpris par ma question.

« Le tissu est très serré pour éviter de laisser les dards des abeilles traverser. Mais je ne vois pas vraiment pourquoi… »

En croisant mon regard, il comprend.

« Non. Non, non. Elle ne sera jamais assez solide pour t’éviter les morsures. Laisse tomber. »

Je récupère ma vareuse et la place sur mon crâne en refermant précautionneusement la fermeture éclair.

« Ils ne me mordront pas, je pense. Tout ce que je veux éviter, c’est qu’ils ne rentrent dans mes vêtements. »

Je n’ai aucune certitude sur mon premier point. Quant au deuxième, j’enfonce précautionneusement les jambes de ma combinaison dans mes bottes et fais de même avec les manches et les gants. J’ai un sourire pour les deux apiculteurs horrifiés.

« Willy, je suis désolée, mais il va falloir laisser tomber le bureau du maire. On n’a plus le temps pour placer les ruches en hauteur. On laisse tomber la ruche dans le local technique aussi. De toute façon, il y a trop de rats, ils risqueraient de s’attaquer au miel. Trouvez d’autres emplacements pour les quatre ruches restantes et ensuite rejoignez François. »

Maya semble hésiter un instant, mais les deux apiculteurs obtempèrent. Je les regarde repartir derrière l’hôtel de ville, puis me tourne face aux Ratatouille.

« On pourrait dire que… vous êtes faits comme des rats ! »

Je sais, ma blague est complètement nulle. Mais j’ai besoin d’un peu d’humour pour distraire mon attention de ce que je m’apprête à faire. J’ignore le bruit de la main de Rémi qui claque contre son front et doucement, je pose un premier pied tremblant au milieu de la masse grouillante. Je sens les petites griffes écorcher mes chaussures en signe de protestation, mais les rats s’écartent pour me laisser passer. Ce sont les petits, les plus craintifs. Certains tentent tout de même de s’accrocher à mon pantalon, en quête de nourriture. Une simple secousse suffit à les faire lâcher prise. Je continue, luttant pour garder mon équilibre.

Assez rapidement, mon chemin est barré par la masse réunie autour de la flaque de friandise. Je tente de poser mon pied, mais aussitôt un gros rat noir saute dessus et enfonce ses crocs dans le caoutchouc. La secousse ne suffit plus, je suis obligée de frapper mon pied contre le sol pour le dégager. L’animal pousse un couinement plus fort que les autres et aussitôt replonge vers la flaque. On dirait qu’il n’a rien senti. Je regarde la porte du local technique à quelques mètres de moi.

« Désolée, les gars… »

Je prends une grande inspiration et m’élance. Mon pied atterrit sur un groupe compact de rats qui aussitôt protestent en griffant ma botte, mais mon deuxième pied est déjà en train de se poser sur un autre tas de rongeurs. Je continue cette course sur un tapis mouvant, tentant de me convaincre que je suis dans ces attractions de fête foraine qui cherchent à vous déséquilibrer. Sauf que là, chaque foulée est plus instable que l’autre. Au cinquième pas, un rat plus virulent reste accroché à ma semelle et empêche mon pied de retomber à plat. Comme au ralenti, je vois mon genou descendre vers le sol et atterrir dans la flaque brunâtre de friandise. Aussitôt, les rongeurs se jettent sur mon mollet et je sens leurs petites dents pointues tenter de déchirer le tissu imbibé pour s’en repaître. Mon jogging en dessous protège ma chair, mais pas pour très longtemps.

« Angèle, relève-toi ! Ne pose surtout pas les mains au sol ! »

Rémi est à plat ventre sur le toit du local technique et secoue ses bras pour m’encourager à venir vers lui. Super utile. Mais sa mine anxieuse me redonne un peu de courage et j’arrive à forcer sur mes cuisses et mes abdominaux pour arracher mon genou alourdi de rats du sol. Je continue d’avancer, cette fois à pas pesants, tout en donnant des coups aux rats pendus à ma jambe. Ils sont devenus plus virulents, excités par la perspective de ce repas mouvant.

« La pince ! Maintenant ! »

Mulot me jette la pince monseigneur et aussitôt, je l’utilise pour frapper un rat tentant de se glisser dans ma botte. Le cadenas fermant la porte du local technique est épais, je n’ai pas le choix que d’utiliser mes deux mains pour actionner la pince. Laissant les rats prendre ma jambe d’assaut, je glisse l’axe du cadenas entre les deux lames. Le métal glisse une première fois alors que je sens un rat déchirer un lambeau de ma combinaison.

« Coince le cadenas contre la porte. Empêche-le de bouger ! », crie Rémi.

« J’aimerais bien t’y voir ! » je ne peux m’empêcher de hurler.

Mais je l’écoute et à la deuxième tentative, je sens que les lames tiennent l’axe fermement. Alors que je force sur la pince, un rat se glisse entre ma combinaison et mon jogging et plante fermement ses dents dans le tissu. Il atteint ma chair. Je hurle de douleur, mais la panique décuple mes forces et je rabats les deux bras de la pince. Le cadenas tombe mollement dans ma main. Mes doigts tremblant, je range la preuve du crime dans ma poche, pousse le loquet et arrive enfin à ouvrir la porte. Je m’engouffre aussitôt dans l’ouverture et referme derrière moi.

« Bordel, bordel, bordel… », fais-je en sautillant et en tapant sur ma jambe pour dégager le rat encore coincé dans ma combinaison. Celui-ci tombe enfin et je ne peux pas m’en empêcher, je shoote dedans. Désolée, mais lui, il l’a mérité. Le rat a un petit couinement quand il frappe le mur, mais se relève aussitôt et va se cacher dans un coin.

J’enlève ma vareuse et aussitôt j’entends un bruit de moteur. Je devine un fourgon qui approche à travers la petite vitre dépolie. Lola doit enfin être arrivée avec l’échelle. J’entends le bruit de l’aluminium alors qu’ils installent un pont entre le toit et la grille.

« Les filets… Où sont les filets… »

J’ouvre enfin un coffre rempli de fils entrecroisés. Je mets quelques coups de pince pour être sûre de les rendre inutilisables et renverse le tout pour faciliter l’accès aux rats. J’ai un long soupir en pensant que je vais devoir réaffronter la marée extérieure pour sortir. Je prends une grande inspiration, ouvre la porte, mais alors que j’allai me glisser dans l’ouverture, un croassement puissant me fait reculer. Oreb atterrit en catastrophe dans le local technique et se met aussitôt à croasser dans ma direction. J’entends le talkie grésiller dans ma poche.

« La police a fait venir des renforts ! Ils sont une dizaine ! Tout le monde dégage ! »

La voix de François. J’entends les différentes équipes échanger rapidement.

« Ici Willy. On a terminé. On sort par l’entrée. »

« Ici Hulotte. Désolée, on les a suivis, mais on n’a pas pu les empêcher d’appeler leurs collègues. On disparaît. »

« Ici Lola ! L’équipe Ratatouille est en sécurité, mais Grand Chêne est encore à l’intérieur du local ! Je répète : on a encore quelqu’un à l’intérieur ! La voiture Ratatouille est inaccessible. Qu’est-ce qu’on fait ? »

Grand chêne, c’est moi. C’est moi qui ai tout organisé et c’est moi qui me retrouve piégée. Je n’ai plus de plan. Les policiers vont débarquer et je vais être arrêtée. J’ai un coup d’œil vers Oreb qui continue de croasser comme un fou. Je lui fais signe de se taire et appuie sur le bouton du talkie.

« Ici Grand Chêne. Partez tous. Prenez l’échelle et faites disparaître toute trace de votre passage. Demain, portez plainte pour vol du véhicule Ratatouille. Je leur ferai croire que j’ai tout fait toute seule. »

C’est la seule charge qu’ils pourront me mettre sur le dos. Impossible de trouver une preuve que les abeilles et les oiseaux ne sont pas arrivés par eux-mêmes, même s’ils se douteront que c’est lié. Je me demande quels chefs d’accusation correspondent au fait d’attirer des rats dans un établissement administratif…

Je remercie silencieusement François de ne pas chercher à me dissuader. J’ai horreur des grands mouvements de sacrifice alors que la situation est clairement désespérée. J’entends l’échelle racler contre le toit du local technique et devine le fourgon qui part, tous feux éteints.

« Ah et Hulotte, Oreb est avec moi, mais ne t’inquiète pas, je vais le faire sortir. »

Le corbeau me regarde avec une expression courroucée et, alors que je tends la main pour l’inviter à sauter dessus, il met un grand coup de bec dans mon gant.

« Aïe ! On se calme ! Je suis là pour t’aider, idiot ! »

Le corbeau reprend son croassement effréné et saute sur place en faisant tinter le boîtier de fer sur lequel il est posé. Je distingue les reflets de gyrophares bleus à travers la vitre dépolie. Oreb frappe son perchoir de son bec pour m’exprimer son mécontentement et se remet à croasser plus fort.

« Quoi ? Tu es enclin au sacrifice toi aussi ?  Tu sais ce qu’ils font aux piafs têtus comme toi ? »

L’oiseau me répond par un autre croassement et j’entends les portières des voitures qui claquent. Les policiers seront là dans quelques minutes et je ne suis pas sûre que les rats les retiennent très longtemps.

« Ça suffit, Oreb, maintenant tu sors ! Hulotte ne nous pardonnera pas si tu te fais attraper. »

Je tends de nouveau la main et le corbeau attrape le bout de mon gant, tirant vigoureusement dessus jusqu’à le faire glisser. Il prend alors le bout de caoutchouc et le frappe contre son perchoir.

« Mais qu’est-ce que tu… »

Le poids du gant le fait aussitôt tomber au sol. C’est seulement là que je remarque l’objet sur lequel Oreb est posé. Ce que je prenais pour une bête boîte de métal est en fait un boîtier télécommandé et Oreb piquait les boutons depuis tout à l’heure. Le corbeau relève la tête et plante son regard dans le mien et je jurerais lire un « stupide humaine joufflue ! » dans son regard. Il remet un coup de bec dans un bouton avant de se décaler. Sous ses pattes, je peux maintenant lire « Effaroucheur – Commande 3254 ».

Non. Ce serait trop facile.

J’entends maintenant les exclamations des policiers, assez proches pour apercevoir les centaines d’oiseaux relâchés dans les arbres.

Je tourne le bouton de la télécommande sur la position on. Une petite lumière s’allume sur le boîtier. Je distingue les différents boutons permettant de programmer le volume et la fréquence des ultrasons. Et enfin, le bouton que je cherche : manuel.

« Désolée Oreb… »

Je tourne le volume à fond et appuie sur le gros bouton. Aussitôt, j’entends le sifflet strident répercuté dans les différents effaroucheurs de la cour, tellement fort qu’il perce même à travers le mur du local technique. Oreb enfonce sa tête dans son cou et ferme les paupières, comme moi. Je garde mon doigt appuyé trois secondes, avant de relâcher le bouton.

J’ai à peine le temps d’entendre un « vous avez pas les oreilles qui sifflent, vous ? » que le concert de pépiements et croassement explose, décuplé par le nombre d’oiseaux libérés. C’est aussitôt la panique parmi les policiers. Je les entends hurler puis courir vers le véhicule, poussant des cris de douleurs sous les assauts des oiseaux affamés. Rapidement, les portières claquent et j’entends les moteurs démarrer. Je guette la disparition des lueurs bleues des gyrophares dans la fenêtre dépolie. Après quelques minutes, le silence revient et je n’entends plus que quelques roucoulements d’oiseaux plus paresseux sur le toit du local technique.

« Ça a marché ? », je demande à Oreb.

J’entends un « évidemment, idiote » dans son croassement de réponse et l’oiseau décolle pour se poser près de la porte. Je tire sur la poignée.

« Mince ! Je les avais presque oubliés ! »

Les rats sont toujours là, mais la citerne vide a arrêté de verser son liquide brunâtre. Les rongeurs se sont un peu dispersés pour partir à la recherche de nouvelles sources de nourriture. À peine ai-je ouvert la porte qu’ils se précipitent vers ma jambe imbibée de friandise. Je referme le battant.

« Bon, j’en ai marre, ça suffit. »

Je déchire la jambe de ma combinaison et la sors de ma botte. Je constate avec regret que mon jogging est taché aussi, je répète l’opération.

Sous l’œil curieux d’Oreb, j’ouvre la porte et souffle « Par ici ! Petits, petits, petits… » tout en agitant les bouts de tissu. Aussitôt, les rongeurs foncent vers le local technique et j’ai à peine le temps de jeter l’objet de leur désir dans le coffre à filets qu’ils submergent la pièce. Je profite de leur obsession pour m’échapper, laissant la porte grande ouverte. Oreb me suit en quelques coups d’ailes et vient se poser sur l’utilitaire déserté depuis que la source a tari.

« Rentre à l’intérieur, on va retrouver ta maîtresse », je demande à l’oiseau.

Mais celui-ci proteste et s’envole pour se poser sur le toit du local technique.

« À ta guise. Tu rentreras en te fatigant alors ! »

Je n’ai pas mis un pied dans la voiture que l’oiseau se met une nouvelle fois à croasser comme un fou.

« Quoi encore !? Tu ne trouves pas qu’on en a assez fait pour aujourd’hui ? »

Mais je peux au moins lui accorder le bénéfice du doute. Prudemment, j’escalade une benne à ordures située à quelques mètres de la porte d’entrée du local.

« Rémi !? »

Mon compagnon est toujours sur le toit du local technique, roulé en boule et ses bras couvrant son visage alors qu’une bande de pies picorent ses vêtements et mains couvertes d’éraflures. Je saute sur le toit et disperse aussitôt les oiseaux agressifs. Oreb m’aide en battant des ailes et en criant sur ses congénères. Ils finissent par s’envoler en protestant. Rémi se relève enfin et contemple ses vêtements criblés de fientes avec dégoût. Je m’exclame aussitôt :

« Ça va ? Je suis désolée ! J’étais persuadée que tu étais parti avec les autres ! Je t’avais dit de te cacher quand les oiseaux entendent les ultrasons !

– Oui, je sais. Tu as juste oublié un léger détail dans ton plan : je suis trop vieux pour les entendre. Du coup, je n’ai compris ce qu’il se passait que quand il était déjà trop tard. Mais ça va, t’inquiètes. »

Je regarde son visage marqué de coups de serres. Certaines griffures sont profondes.

« Tu aurais dû partir avec les autres. Je vous ai dit de me laisser porter le chapeau. Ça ne servait à rien de te faire attaquer.

– Si, soutien psychologique. Même si tu ne savais pas que j’étais là, je veillais sur toi mentalement. »

Il a un petit sourire avant de reprendre un ton plus grave.

« Et si tu pensais franchement que je te laisserais toute seule, c’est bien mal me connaître. »

Il plonge son regard dans le mien et, comme tout à l’heure, se penche vers moi. J’ai un petit rire avant de poser mon gant contre sa poitrine :

« Beurk non ! Ne m’embrasse pas alors que tu es couvert de fientes d’oiseaux, c’est dégoutant. »

Il recule et ouvre les bras pour mieux observer son état.

« Ouais, tu as raison. Désolé. »

Je m’approche de lui.

« Mais en même temps, j’ai une combinaison Bibendum, non ? »

Et je l’attire contre moi pour l’embrasser.

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8 commentaires sur “Chapitre 16 – Le jour où la Nature a repris ses droits

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