Chapitre 20 – Le jour où j’ai choisi

Marguerite est une peau de vache. Voilà, c’est dit. C’est la deuxième fois qu’elle renverse mon seau alors que je tente de la traire et elle me fouette allégrement avec sa queue dès que j’approche mes mains de son pis. Quel calvaire ! Quand Ilham m’a attribué la traite des animaux cette semaine, je m’imaginais déjà avec mes deux tresses et mon petit tabouret, communiant avec la nature sous un ciel bleu… Mais là, tout de suite, il pleut, j’ai vite compris qu’un chignon serait plus pratique pour éviter d’être gênée par mes cheveux et j’ai découvert que les vaches n’aimaient pas particulièrement être traites.

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Marguerite est une peau de vache. Voilà, c’est dit. C’est la deuxième fois qu’elle renverse mon seau alors que je tente de la traire et elle me fouette allègrement avec sa queue dès que j’approche mes mains de son pis. Quel calvaire ! Quand Ilham m’a attribué la traite des animaux cette semaine, je m’imaginais déjà avec mes deux tresses et mon petit tabouret, communiant avec la nature sous un ciel bleu… Mais là, tout de suite, il pleut, j’ai vite compris qu’un chignon serait plus pratique pour éviter d’être gênée par mes cheveux et j’ai découvert que les vaches n’aimaient pas particulièrement être traites. Ça paraissait pourtant simple quand je voyais les autres faire, mais je pense que Marguerite ne m’aime pas, tout simplement. Comme pour confirmer ma pensée, elle me lance un nouveau coup de queue qui vient me fouetter l’arrière du crâne.

« Aïe ! Mais c’est quoi ton problème avec moi ? »

Pour toute réponse, elle donne un nouveau coup de pied dans mon seau, vide de toute façon.

« Tu devrais commencer par attacher sa queue, ce sera plus simple. »

Je me retourne et découvre Gregorio dans l’entrée de l’étable, sa guitare en bandoulière barrant son dos, comme d’habitude. Difficile de le juger : moi-même, j’ai toujours mon appareil photo à portée de main. Il replie son large parapluie et s’avance vers Marguerite.

« Eh ma belle, on se détend. Plus vite on en aura fini, plus vite tu rejoindras tes copines. »

Il caresse amoureusement la tête et le dos de la vache puis saisit tranquillement une corde pendue au plafond, qu’il passe autour de la queue de l’animal.

« Marguerite est une vache qui a de la passion. On la sépare de son veau pour prendre ce qu’il a laissé de son lait, alors elle attend en retour qu’on la traite comme une reine. Regarde. »

Il s’assied sur un banc et gratte les cordes de sa guitare. Oui, c’est une habitude chez Gregorio, tout est sujet à une musique. Mais c’est efficace : l’air doux semble calmer la vache qui se tient enfin immobile.

« Place-toi à côté d’elle en la caressant, mais assez éloignée pour qu’elle puisse quand même te surveiller. Elle est attachée et elle n’aime pas ça, alors essaye de lui rendre ce moment le plus agréable possible. Donne-lui de l’amour. »

J’hésite un peu, mais j’approche en chantonnant au rythme de la guitare. Marguerite reste immobile alors que je m’assieds et parviens enfin à saisir un trayon. Je vois sa queue qui s’agite, mais la corde l’empêche de me fouetter. Enfin, je parviens à extraire un premier jet de lait. Miracle ! Je continue sur ma lancée et après quelques minutes, je dois avoir recueilli environ cinq litres de lait. Ilham m’a conseillé de ne pas dépasser cette quantité par vache, pour ne pas priver leurs veaux.

« Une de faite ! Plus que quatre autres Marguerite, cinq brebis et dix chèvres. Je tiens le bon bout ! »

Gregorio m’adresse un sourire d’encouragement.

« Je reste avec toi si tu veux. Je devais m’occuper de la maintenance sur le champ d’énergie, mais vu la météo, Barbara nous a donné notre journée. »

Il ne me dérange pas. Je détache Marguerite pour la faire rentrer dans son enclos quand soudain, Phoebe fait irruption dans l’étable.

« Angèle, Alexandra te demande à la salle du conseil. Maintenant. »

Je n’aime pas trop Phoebe, elle fait partie du groupe de Guillaume et j’ai rapidement compris après ma cérémonie d’accueil que les membres des artistes et des stratèges ne s’entendaient pas particulièrement. Par exemple, en ce moment même, Phoebe ne pourrait pas avoir l’air plus contrariée du fait de devoir me parler. Je n’ai pas encore refermé l’enclos de Marguerite que la stratège est déjà en train de taper du pied en signe d’impatience. J’ai envie de la faire enrager. J’adopte un air faussement inquiet.

« Ah bon ? Mais pourquoi ? Je n’ai rien fait de mal.

– Je ne suis pas dans les confidences du Conseil. Dépêche-toi, j’ai mieux à faire que de jouer les pigeons voyageurs. »

J’entends Gregorio jouer les mêmes notes à la guitare depuis l’entrée de Phoebe. Il le fait exprès pour l’exaspérer, lui aussi. C’est un air qui tourne en boucle dans la tête, une fois qu’on l’a entendu.

« Gregorio, tu pourrais arrêter la guitare deux secondes ? » demande la stratège.

L’Espagnol repose son instrument.

« Tu as raison, j’arrête. C’est un air qui a tendance à énerver les vaches. »

Je retiens un gloussement et caresse Marguerite une dernière fois.

« Je sais où se trouve la salle du conseil, Phoebe. Tu peux t’en aller. Vole donc vers tes autres missions si importantes. »

Elle semble hésiter à me répondre, mais rabat finalement sa capuche, non sans me lancer un dernier regard mauvais. Dès qu’elle a le dos tourné, nous éclatons de rire avec Gregorio.

« Pourquoi est-ce qu’on a tellement envie de faire enrager les stratèges à chaque fois qu’on les croise ? » je demande. « Je ne peux pas m’en empêcher. »

Gregorio hausse les épaules.

« Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça depuis que la Sédition existe. Les artistes et les stratèges se font des crasses dès qu’ils en ont l’occasion. Nous, on se contente de moqueries, mais fais attention quand même : eux n’hésitent pas à te faire des coups bas s’ils en ont l’occasion. »

Je remets mon manteau.

« Je dois quand même me dépêcher si Alexandra m’attend. Je me demande ce que le Conseil me veut. »

Le guitariste me lance un sourire.

« Vas-y, je prends le relai sur la traite.

– Merci. »

Et je sors affronter la pluie.

.

Le terme de « salle du conseil » donne un air faussement pompeux à l’endroit. En réalité, il s’agit d’une simple salle comportant une grande table en bois entourée de chaises rustiques. En dehors des sessions, n’importe quel Séditieux peut y accéder et profiter des toiles qui y sont accrochées. C’est le travail des artistes de la Sédition. J’aime particulièrement les représentations florales peintes par Ilham et je me suis déjà surprise à les fixer pendant plusieurs minutes. Il y a quelque chose dedans. Quelque chose de plus vrai que nature. C’est compliqué à expliquer, mais j’ai l’impression que je peux y trouver des réponses à mes questions, même si j’ignore encore lesquelles.

En entrant dans la salle, je jette un œil en direction des tableaux, mais reviens bien vite aux lieutenants réunis en cercle autour de la table. Alexandra se tient au milieu d’eux, une grande  feuille de papier devant elle. Elle lève les yeux dans ma direction et m’adresse un sourire bienveillant.

« Merci d’être venue, Angèle. J’espère que ma demande ne t’a pas interrompue, mais nous avons besoin de ton aide. »

Je respire. J’ai eu beau fanfaronner devant Phoebe, j’avais tout de même peur d’être convoquée pour un problème. La cheffe des Séditieux reprend.

« Tu n’as pas encore eu l’occasion de participer aux missions de la Sédition. Pour t’expliquer rapidement, nous décidons pendant le conseil des actions à entreprendre et établissons un plan. L’opération que nous préparons aujourd’hui te concerne en partie, c’est pour cela que je t’ai fait venir. »

Je jette un œil à Ilham et Denis, qui gardent une expression fermée. Je n’aime pas ça. Alexandra fait glisser la feuille devant elle pour que je puisse la regarder.

« C’est un plan d’un château proche de la capitale. Nous venons d’apprendre qu’une réception politique s’y tiendra la semaine prochaine. »

Je regarde les schémas représentant plus d’une dizaine de salles et des jardins de plusieurs hectares.

« C’est immense…

– Justement, c’est pour cela qu’on a besoin de ton aide. Cette réception est organisée par le parti politique dont font partie les membres du réseau de Tanim. Il y aura tout le gratin et Tanim lui-même devrait emmener plusieurs représentants de son entreprise. »

Je grimace en entendant ce nom. La peur et la colère qui ont accompagné la fuite de mon appartement sont toujours bien présentes. Je suis partagée entre l’envie de prendre une revanche et celle de fuir toute rencontre potentielle avec ce monstre. Alexandra note mon air renfrogné et me considère avec une expression compréhensive.

« J’imagine que tu en as assez d’entendre ce nom, mais maintenant que son parti a récupéré les preuves à charge que tu avais volées, il nous faut d’autres éléments pour les faire tomber. Il ne reste que quelques mois avant les élections et si le Mur Citoyen l’emportait, ce serait le début de la fin. »

Je jette un œil sur les mines graves des lieutenants. Je me sens bête, mais…

« C’est quoi, le Mur Citoyen ? » je demande avec une petite voix.

J’aperçois Barbara et Guillaume lever les yeux au ciel. Alexandra a l’air contrariée, mais elle m’explique.

« Le Mur Citoyen, c’est le nouveau parti formé par le réseau que tu as presque réussi à faire tomber. Il est composé majoritairement des renégats des partis historiques. Malgré sa récente arrivée, ce parti est déjà particulièrement populaire pour ses idées soi-disant novatrices, sur l’économie notamment. Et il sait parler à toutes les franges de la population. Ses membres sont également très doués en matière de communication et savent admirablement utiliser les scandales qui les entourent. »

J’ai une moue.

« Mais ce n’est pas le cas d’à peu près tous les partis politiques ? Pourquoi devrait-on les arrêter plus que les autres ? »

Les yeux de Guillaume me lancent des éclairs et le font particulièrement ressembler à Valentin. Bon, un Valentin un peu moins délicat que dans mes souvenirs, mais tout de suite je sens la même rage en moi que s’il s’agissait de mon ancien amant. Il prend la parole à la place d’Alexandra.

« Parce que si les partis historiques sont prêts à tout pour gagner, ils restent tout de même dans la limite des règles de la démocratie. Nous observons les membres du Mur Citoyen depuis longtemps. Ils ne respectent aucune loi et jouent souvent avec la fine limite de la justice. Regarde comment ils ont récupéré tes preuves : techniquement, c’est légal.

– Oui, mais c’est complètement scandaleux !

– Oui, mais ils comptent sur l’apathie des citoyens, blasés par les partis précédents. À ton avis, pour quelqu’un qui peine à boucler les fins de mois malgré un travail acharné, qu’est-ce qui est le plus scandaleux : un politicien qui détourne l’argent de son parti ou une perquisition dans un journal ? »

Je fronce les sourcils : je vois où il veut en venir. Je marmonne :

« L’un et l’autre sont graves, mais la personne fermera plus facilement les yeux sur le cas auquel elle s’identifiera le moins…

– Juste. Le Mur Citoyen a compris qu’il peut enfreindre toutes les lois, tant qu’il donne l’impression d’être différent des partis historiques et d’agir pour le peuple. Ajoute à ça une communication millimétrée et des représentants charismatiques et ordonnés et tu as là un redoutable concurrent politique. »

La salle du conseil est complètement silencieuse. Je redoute de poser la question suivante.

« Et il se passerait quoi, s’ils gagnaient ? »

Guillaume baisse les yeux vers moi alors que je vois sa bouche se pincer.

« Je ne lis pas l’avenir, mais nous observons les membres du Mur Citoyen depuis des mois – voire des années pour certains – et nous connaissons leurs opinions et leurs travers. Tu as vu le comportement de Tanim envers les femmes : dis-toi qu’il n’est qu’un débutant dans le milieu. Le Mur Citoyen au pouvoir, c’est l’assurance de voir peu à peu les droits de chacun reculer au profit d’un renforcement des pouvoirs de l’Etat. S’il faut comprendre une chose à propos de ce parti, c’est que ses membres n’ont aucune envie de gouverner : ils veulent régner, ils veulent le pouvoir. Ils ne jouent pas selon les règles et ils agiront seulement pour servir leurs intérêts. Ces personnes n’ont aucune limite, ils pensent que tout leur est permis. À partir de là, on peut imaginer les pires scenarii : abolition de la constitution, suppression des libertés, guerre civile, fermeture des frontières et que sais-je encore. Ils sont assez organisés pour ça. »

J’ai envie de dire qu’il exagère. Un pays ne sombre pas aussi rapidement parce qu’un parti est arrivé au pouvoir… Mais cette pensée me met tout de même mal à l’aise. En fait, qu’est-ce que j’en sais ? Les manifestations sont devenues si régulières dans le pays qu’elles ne sont presque plus mentionnées dans les médias. Que revendiquent-elles ? C’en devient confus. Trop de chômage, plus assez de pouvoir d’achat, l’insécurité qui augmente, la planète qui se réchauffe… Un ras-le-bol général, c’est sûr. Elles deviennent aussi de plus en plus violentes, comme la réponse de la police en face. Alors, est-ce qu’il ne suffirait pas d’une petite étincelle pour mettre le feu aux poudres ? Je n’ai jamais connu la guerre : comment pourrais-je réellement savoir comment elle commence ? Mais imaginer quelqu’un comme Tanim au pouvoir m’aide à mieux prendre conscience du potentiel catastrophique de ces élections. Comment un personnage comme lui est-il arrivé si loin ? Ça me dépasse. Par contre, il est peut-être encore temps d’agir pour l’empêcher de nuire davantage.

Sans demander l’autorisation, je m’assieds sur l’un des sièges. Alexandra ne relève pas, même si tous les chefs, elle y compris, sont restés debout. J’ai besoin de réfléchir.

« Bon, catastrophe imminente, si j’ai bien compris… Donc on va essayer d’infiltrer leur petite sauterie au château. Et quel est mon rôle dans ce plan ? »

J’observe la réaction de Denis et Ilham en posant ma question. Je les vois se renfrogner de nouveau. Ça ne sent pas bon. Guillaume continue.

« Tanim sera à cette soirée et on sait qu’il emmènera plusieurs hauts responsables de son entreprise. Tu connais le monde du luxe et de la mode, tu sauras te fondre dans la masse mieux que quiconque. On veut que tu ailles sur place et que tu collectes toute information pouvant faire tomber le parti… »

À ce moment, Ilham a une toux sonore et interrompt son collègue.

« Enfin, ça, c’est le plan que Guillaume a suggéré. D’autres membres de ce Conseil lui ont rappelé que s’il y avait potentiellement un visage séditieux connu là-bas, c’est bien le tien. »

Le chef stratège ne se laisse pas démonter.

« Le visage d’Angèle est assez banal pour qu’une perruque et des lentilles de couleur suffisent à la déguiser. Elle passera inaperçue. En plus de sa connaissance du monde de la mode, elle connaît aussi les noms et les visages des personnes du réseau de Tanim grâce au carnet qu’elle a volé. Elle en sera d’autant plus efficace. »

Oui, enfin c’est vite dit, je n’ai pas non plus appris le carnet par cœur. Mais j’imagine qu’en croisant les personnes, je saurai potentiellement les remettre. Ilham ne semble pourtant pas convaincue.

« Et je connais une dizaine de Séditieux expérimentés qui pourraient apprendre ces noms par cœur et faire bonne figure dans une soirée mondaine. Ça n’a pas besoin d’être Angèle.

– Elle reste le meilleur choix… »

Alexandra interrompt le débat entre ses deux lieutenants en frappant trois coups sur la table centrale. Aussitôt, Guillaume et Ilham se taisent.

« Ça suffit. Vous avez tous les deux raison, alors il ne tient qu’à Angèle de décider. Angèle, tôt ou tard, tu seras amenée à assister la Sédition dans ses opérations, mais nous ne te forcerons jamais à participer à une mission si tu ne t’en sens pas capable. Dans ce cas précis, que choisis-tu ? »

Ses yeux gris semblent me scanner et je comprends dans son regard qu’elle attend de moi une réponse claire et précise. Pourtant, j’hésite. J’ai envie d’y aller, j’ai envie d’agir avec la Sédition et faire bouger les choses pour construire un monde plus juste. Mais est-ce que cette mission particulière est bien raisonnable ? Ilham a raison, d’autres pourraient prendre ma place et probablement mieux se débrouiller. Mais j’ai l’impression qu’Alexandra, en me proposant de participer, m’offre la possibilité de rendre à Tanim la monnaie de sa pièce. Et quelque part, j’ai envie de lui signifier qu’il n’a pas gagné, qu’il est toujours en danger. J’ai envie qu’il dorme mal en pensant que quelqu’un travaille à le faire tomber.

« Je participe. »

Guillaume a un sourire satisfait, Ilham croise les bras, mais ne dit rien et Denis et Alexandra conservent une expression indéchiffrable. Je surprends juste Denis en train de pincer les lèvres en regardant Guillaume. Lui aussi se méfie, je le sens. J’aimerais d’ailleurs assister à la suite de l’élaboration du plan, mais Alexandra me fait signe de sortir.

« Merci pour ta réponse Angèle. Nous ne te retenons pas plus longtemps. Barbara et Guillaume reviendront vers toi pour la suite des événements. »

Interdite et légèrement vexée, je franchis la porte de la salle de conseil et la referme derrière moi.

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