C’est Denis qui m’a prévenue. Romuald est réveillé, Romuald va bien. Romuald va s’en sortir.
Je m’en souviens. J’étais en train de râper des centaines de carottes pour faire une salade pour le repas du soir. Denis est arrivé dans la cuisine de son pas tranquille, mais sans son sourire habituel. J’ai d’abord cru au pire.
« Angèle, les médecins ont sorti Romuald du coma. Il va bien », m’a-t-il dit.
J’ai lâché les légumes que je tenais dans mes mains et ai aussitôt contourné le lieutenant des conseillers pour me précipiter vers la sortie. Il m’a retenue par le bras.
« Il ne veut voir personne pour l’instant. »
Il a relâché délicatement mon bras alors que je tentais de comprendre sa dernière phrase. Comment ça, Romuald ne veut voir personne ? Il sait que je suis là.
« Tu es sûr ? Personne, personne ? Pas même moi ?
– J’ai posé la question. Pas même toi. Désolé. »
Merci à mes tipeurs pour leur soutien et leur aide dans la réalisation de ce projet : Alexandra, Marie-Georges1, Jean-Mi, Ludooo, Annie, Nagarok et Dame T <3
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C’est Denis qui m’a prévenue. Romuald est réveillé, Romuald va bien. Romuald va s’en sortir.
Je m’en souviens. J’étais en train de râper des centaines de carottes pour faire une salade pour le repas du soir. Denis est arrivé dans la cuisine de son pas tranquille, mais sans son sourire habituel. J’ai d’abord cru au pire.
« Angèle, les médecins ont sorti Romuald du coma. Il va bien », m’a-t-il dit.
J’ai lâché les légumes que je tenais dans mes mains et ai aussitôt contourné le lieutenant des conseillers pour me précipiter vers la sortie. Il m’a retenue par le bras.
« Il ne veut voir personne pour l’instant. »
Il a relâché délicatement mon bras alors que je tentais de comprendre sa dernière phrase. Comment ça, Romuald ne veut voir personne ? Il sait que je suis là.
« Tu es sûr ? Personne, personne ? Pas même moi ?
– J’ai posé la question. Pas même toi. Désolé. »
Je tombais des nues. Depuis le début de notre amitié, pas un instant moi ou Romuald n’avons cherché à nous éloigner l’un de l’autre. Surtout dans les périodes critiques. Je me rappelais mon soulagement quand il était apparu dans l’encadrement de la porte de ma chambre d’hôpital, après mon arrêt cardiaque. J’aurais aimé lui apporter la même consolation.
« Il va bien ? Tu es sûr ? Ce n’est pas quelque chose qu’il a dit pour te rassurer ?
– C’est Dominique qui m’a informé de son état. Il va aussi bien que la situation le permet. Je me suis occupé de prévenir sa famille et ses proches, ne t’inquiète pas. Ils seront là dans quelques jours et tu le verras en même temps qu’eux. En attendant, Romuald est avec Guillaume pour qu’il puisse lui raconter sa version des événements. »
Guillaume, encore. J’avais l’impression que depuis la mission du 1er mai, il était partout, comme s’il avait cherché à maîtriser les retombées de son échec. Je n’aimais pas ça. J’ai dégagé mon bras de la prise de Denis puis ai reculé d’un pas.
« Et est-ce qu’un jour on pourra savoir ce qu’il s’est réellement passé ? Ça fait plus de deux semaines maintenant qu’on attend de connaître les erreurs qui ont été commises et surtout quelles suites la Sédition va donner. On est en pleine période d’élection et toutes les missions sont suspendues jusqu’à nouvel ordre, sans qu’aucune explication soit donnée. Je comprends que vous ayez autre chose à penser, toi, Alexandra et les autres lieutenants, mais j’avais cru comprendre que la Sédition ne cachait rien à ses membres. Alors pourquoi ne sait-on rien ? »
Denis s’est frotté la barbe dans un geste nerveux puis a reposé ses mains doucement sur le comptoir de la cuisine.
« Ce n’est pas voulu. On attend juste d’avoir tous les éléments avant d’en parler. Et bordel, que c’est compliqué !
– Tu ne veux pas me l’expliquer ? Peut-être que je peux aider ? »
J’ai posé la question doucement. Je comprenais qu’il ait autre chose à penser. Tous les Séditieux avec qui j’avais parlé m’avaient aussi confié n’avoir croisé les lieutenants qu’en coup de vent en deux semaines. Nous étions patients, mais aussi inquiets.
Le Brésilien a soutenu mon regard quelques secondes, poussé un soupir puis rapproché deux chaises pour nous installer.
« Très bien. Qu’est-ce que tu sais pour l’instant ?
– Vingt Séditieux ont participé à la mission du 1er mai. Leur objectif était d’infiltrer l’armée du Mur Citoyen pour recueillir des informations susceptibles de les faire tomber. Le contact a été perdu avec eux dans la nuit du 1er au 2 mai et c’est seulement le lendemain matin que vous avez eu des nouvelles de la part d’un soldat qui avait réussi à s’enfuir. Treize Séditieux sont morts, sept ont survécu, mais étaient dans un état critique.
– Romuald t’a expliqué le plan de la mission avant de partir ?
– Non, on n’a pas eu le temps d’en parler. »
Denis s’est appuyé contre le dossier de sa chaise.
« Les manifestations du 1er mai comptent parmi les plus importantes de l’année. Avec les élections, tous les bords politiques allaient y participer, les syndicats, également, et de nombreuses associations. Bref, il allait y avoir du monde et c’était l’occasion rêvée pour le Mur Citoyen de faire passer leur message tout en discréditant leurs adversaires. La manifestation dans la capitale allait être immense, c’est pour cela que nous avons envoyé un groupe plus important que d’habitude. Les Séditieux missionnés devaient se placer en hauteur et repérer les personnes qui tenteraient de créer des remous. Leurs ordres étaient ensuite de recueillir un maximum d’informations sur ces profils : identité, photos et surtout là d’où ils venaient et où ils se rendaient. »
Denis s’est levé pour se verser une tasse de café. Je sais que d’habitude, il le noie dans du lait et du sucre, car selon lui nos cafés ne rivaliseront jamais avec ceux de son pays. Mais là, il s’est servi notre « jus de chaussette » noir et a bu une gorgée sans même faire une grimace. Ses cernes laissaient entendre qu’aucun lieutenant n’avait particulièrement bien dormi ces derniers temps.
« Ils ont tous bien fait leur boulot. À la fin de la journée de manifestation, nous avions une trentaine de soldats du Mur Citoyen suspectés et plusieurs semblaient se rendre ensuite au même endroit. Les missionnés nous ont demandé l’autorisation d’infiltrer leur cache et notre erreur a été d’accepter. »
Il a pris une seconde pour se frotter les mains nerveusement.
« Normalement, à la Sédition, on n’improvise pas une intervention comme celle-là, nous avons été trop confiants. Tout s’était tellement bien passé pendant les manifestations que nous pensions pouvoir tenter notre chance. Tous les lieutenants étaient pour, il n’y avait qu’Ilham et Guillaume pour émettre quelques réserves. Pour une fois que ces deux-là étaient d’accord sur quelque chose, on aurait dû se méfier. Romuald était sûr du plan qu’ils avaient préparé et je me suis laissé influencer par notre amitié. Alexandra a finalement tranché pour. Six Séditieux pilotaient l’opération depuis un entrepôt désaffecté proche et nous tenaient au courant, quatorze intervenaient sur le terrain. L’idée était de créer une diversion pour que les soldats du Mur Citoyen sortent de leur planque assez longtemps pour que notre équipe soit en mesure de fouiller les lieux. »
Le regard de Denis est devenu fixe. Il a repris une gorgée de café.
« À la nuit tombée, notre équipe a lancé la diversion. Sept Séditieux ont scandé des slogans anti-Mur Citoyen dans la rue sous les fenêtres de leur repaire et aussitôt leurs membres sont sortis. Tous. Mais ils n’étaient qu’une dizaine au lieu de la trentaine que nous avions repérée. C’est là que j’ai commencé à sentir que quelque chose clochait, mais nos équipes étaient déjà entrées. »
J’ai soudain réalisé que je retenais mon souffle. Je me suis levée pour nettoyer quelques épluchures de carottes pour me donner une contenance le temps que le tremblement de mes mains passe.
« Ensuite, les événements deviennent plus flous. Tout ce dont on peut être sûr, c’est que le Mur Citoyen savait qu’on surveillait ses membres. Sitôt que notre équipe a pénétré leur repaire, un nouveau groupe de soldats du Mur Citoyen est entré et les a piégés. Ils leur ont arraché leurs moyens de communication. On ne sait pas ce qu’il s’est passé ensuite, seulement qu’ils sont morts. »
« Pendant ce temps, les Séditieux chargés de faire diversion sont tombés dans une embuscade. Ils ont été tabassés à mort. Antoine est le seul qui a réussi à s’échapper et nous a raconté…
– Je connais Antoine. Il était là lors de ma dernière mission, c’était un des deux soldats avec Maurice. Maurice est mort. »
Les deux soldats m’avaient portée, alors que j’étais inconsciente, pour me faire sortir du château où se déroulait la réunion du Mur Citoyen. Je m’étais dit qu’il fallait que j’aille les remercier une fois sortie de l’hôpital. Je n’en ai pas eu le temps.
« Je suis désolé. Maurice était dans le groupe de diversion. Antoine nous a décrit ce que les soldats du Mur Citoyen leur ont fait. C’est inhumain. »
J’ai senti la nausée monter. Je n’ai pas besoin de détails. Lors des funérailles des Séditieux tués, les cercueils étaient restés fermés. Cela suffisait comme explication. Denis a repris.
« Antoine avait perdu son micro et son oreillette dans le combat. Sitôt hors de vue des ennemis, il a foncé rejoindre le centre de pilotage. Entre-temps, nous avions perdu le contact avec eux, sans explication. On a su que plus tard que le Mur Citoyen avait enclenché des brouilleurs d’ondes autour de notre cache. Ils savaient qu’on était là. Eux aussi nous avaient observés pendant les manifestations alors que nous pensions maîtriser la situation. Eux aussi sont intervenus. Quand Antoine est arrivé, il a entendu les hurlements au travers des murs. Les hommes du Mur Citoyen étaient en train de les torturer pour les faire parler ! Antoine a pris un énorme risque, mais il a cogné à la porte en se faisant passer pour un policier en intervention. Ça a suffi. Les soldats du Mur Citoyen ont aussitôt fui par une autre sortie. Antoine a enfin pu nous contacter et nous informer. Il n’y a pas de mots, Angèle. Nous étions au QG, à des centaines de kilomètres et tu entends que tes hommes, tes amis, sont morts ou ont été torturés et de là où tu es, tu ne peux rien faire. Tu dois donner des ordres pour récupérer des corps à des Séditieux qui ont vécu avec ces personnes. On les connaissait tous. Ils avaient rejoint la Sédition il y a plusieurs années et pour seulement une décision prise trop vite, ils ne sont plus. C’est la première fois que la Sédition compte des personnes assassinées en mission. Et on essaye de maîtriser les retombées, mais sans savoir exactement quelles informations ont été révélées, on ne peut penser qu’au pire. »
Le lieutenant s’est passé une main sur l’épaule, comme pour tenter de soulager la tension de ses muscles. Je l’ai observé fixement. J’étais vide. Ce qu’il m’a dit… À quoi je m’attendais, au juste ? Une histoire heureuse ? Ce que je ressentais : ce n’était pas de la peur ni de la colère… Du déni, peut-être ? Le Mur Citoyen était au courant de l’existence de la Sédition. Combien de temps s’écoulerait avant qu’ils nous découvrent tous ? Je n’avais qu’une envie : fuir. J’ai aussitôt repoussé cette pensée en me détestant pour mon égoïsme, mais elle était là.
« Alors, tu vois comment tu pourrais nous aider ? »
Denis tentait de dissimuler son ton acerbe, mais il était bien là. C’est quand j’ai croisé son regard que la culpabilité m’a écrasée. J’ai senti le feu embraser mes joues. Tout le monde accusait Guillaume d’avoir foiré. Mais il était contre l’intervention. Ce n’était pas son plan. Était-ce la faute des lieutenants et d’Alexandra ? Ils ont commis une erreur de jugement et les Séditieux envoyés pensaient savoir ce qu’ils faisaient. Des missions, ils en avaient fait des dizaines. Qu’est-ce qui avait changé ? Le fait que le Mur Citoyen les attendait au tournant. Et qui leur avait mis la puce à l’oreille ? La Séditieuse qui avait foiré sa mission. Moi. À cause de moi, le Mur Citoyen était sur ses gardes. Si j’avais réussi ma mission, ils auraient pensé que j’étais une journaliste. Ils se seraient méfiés des médias. Mais les journalistes ne disposent pas de caméras capables d’envoyer assez de volts pour sonner une personne. Ça, c’est du gadget de professionnel de l’espionnage. Les journalistes ne disposent pas non plus d’une équipe d’intervention pour les évacuer quand les choses tournent mal. Je ne leur ai peut-être pas parlé de la Sédition, mais j’ai assez attiré leur attention pour qu’ils prennent des dispositions. J’ai conscience d’avoir une part de responsabilité dans la mort de treize personnes et c’est insupportable. Et le pire dans tout ça ? C’est que j’avais l’impression que cette mission n’avait servi à rien. Le Mur Citoyen a balayé nos preuves de leurs méfaits d’un revers de la main et reste présent au deuxième tour. Pourquoi on fait ça ?
« Non, je ne peux pas aider », ai-je fait d’une voix misérable.
Denis n’a rien dit. Il s’est levé, puis est parti.
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Juste une bonne nouvelle. J’ai besoin d’une seule bonne nouvelle et c’est bon, on pourra sortir de ce cercle infernal. Avez-vous déjà ressenti le désespoir ? Pour moi, c’est un mur. Un mur composé de tous les problèmes du monde actuellement. Ça pourrait ne pas me concerner, mais ce n’est pas possible. Le monde va mal et j’ai l’impression que je suis censée faire quelque chose. Mais je suis face à un mur. Un mur immense, impénétrable, lisse de toute aspérité et je me tiens le nez à quelques centimètres de son béton armé gris. J’ai envie de le frapper pour le faire tomber. Mais je ne ferais que m’abîmer. Alors qu’une bonne nouvelle, une seule, pourra me servir de cordage pour le franchir.
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Ils sont tous là. Je les ai rejoints dans la salle d’attente de l’hôpital, à quelques pas de la chambre de Romuald. Il y a Rita, évidemment, mais aussi Malik, Isidore et, à ma grande surprise, Liz. Quand je l’ai découverte là, je me suis figée un instant et aussitôt Malik a pris sa main en me lançant un grand sourire victorieux. Liz a gentiment levé les yeux au ciel devant l’air extatique de son amoureux. J’ai éclaté de rire.
Je les serre tous dans mes bras à les étouffer. Qu’est-ce que je suis heureuse de les voir !
« Alors, tu racontes quoi ? » me demande Malik. « Tu as déménagé du jour au lendemain sans prévenir. Ça y est, madame intègre la Sédition et elle oublie ses copains pour aller sauver le monde ! »
Je chasse son reproche comme si je chassais une mouche.
« Impossible à résumer. Crois-moi, j’aurais aimé avoir l’occasion de vous voir ! »
J’ai quand même un coup d’œil vers Rita et Liz : elles ne semblent pas surprises à la mention de la Sédition. J’imagine qu’au vu des événements, quelqu’un a finalement dû les mettre au courant. C’est un soulagement.
« Vous avez déjà pu entrer voir Romuald ?
– Non, il est avec sa famille pour l’instant. On s’est dit qu’on attendrait notre tour, ça nous permettra de discuter plus librement. Il va bien ? »
J’ai un hochement de tête, pas plus. Je vois le sourcil de Rita se lever.
« Je n’ai pas encore pu le voir », fais-je dans sa direction. « Il voulait être seul jusqu’à votre arrivée. Mais les médecins disent qu’il va bien, au vu de la situation. »
Elle a un léger pincement de lèvre. Je prends une voix enjouée pour faire diversion.
« Et vous alors ? Que s’est-il passé dans vos vies pendant que de notre côté on se mettait dans les problèmes jusqu’au cou ? »
C’est Isidore qui répond.
« Oh tu sais, toujours pareil. Informaticien le jour, Séditieux la nuit. Mais on a bien réfléchi, avec Malik et on pensait prendre un poste à plein temps ici. »
Les deux Séditieux rient devant mon air éberlué.
« Quoi ? Avec tes bêtises, tu nous as pris notre meilleur coloc’ et Claire est partie au QG dans la foulée. La cuisine de Malik est un désastre, on n’allait pas survivre. »
J’ai envie de les embrasser tant je suis heureuse.
« Vous emménageriez quand ?
– Eh ben… Là. Denis nous a déjà mis deux cabines à disposition. »
J’ai un froncement de sourcils en regardant Liz.
« Je viens aussi », fait-elle en réponse à ma question silencieuse. « Si même toi et Romuald avez été mis K.O. alors que vous êtes des personnes plutôt raisonnables, tu peux être sûre que Malik ne tiendra pas deux semaines avant de se retrouver à l’hôpital. Je veux m’assurer qu’il réfléchisse un peu. »
Malik lui donne un petit baiser avec un air penaud. Je me tourne vers Rita.
« Et toi, Rita ? », fais-je avec espoir.
Elle ne semble pas partager l’enthousiasme ambiant. Elle choisit soigneusement ses mots avant de parler.
« Toi et Romuald m’avez fait extrêmement peur, bande d’idiots. »
Je vois des larmes perler à ses paupières. Aussitôt je me jette sur le siège à côté d’elle pour la prendre dans mes bras.
« Je suis désolée », je souffle. « J’aurais dû te tenir au courant. J’aurais dû te dire ce qu’il se passait. »
Elle se laisse bercer un instant avant de reprendre.
« Il n’y a plus rien là-bas pour moi, Angèle. Je n’arrive plus à aider. On m’empêche d’intervenir, je n’arrive plus à secourir les gens alors que c’est mon métier ! Et sans toi et Romuald à mes côtés, c’est impossible à vivre. »
Je comprends. Déjà quand je l’avais accompagnée alors qu’elle intervenait pour aider un enfant battu, elle m’avait fait part de son impuissance. Le métier d’assistante sociale meurt peu à peu.
« Écoute, Rita. Voici ce que je te propose… Si tu viens à la Sédition, je ne peux pas te promettre que tu pourras encore exercer ton métier. Au sein du village, on n’a pas forcément recours à des assistantes sociales. Mais, si tu viens, tu pourras aider autrement. En changeant les choses. Ces injustices que tu as vues, je les ai vues aussi. Et c’est pour ça que la Sédition lutte : pour rétablir une sorte d’équilibre dans la société. Pour faire en sorte que le monde tourne rond à nouveau. Est-ce que c’est quelque chose qui te plairait ? C’est moins concret que d’aider directement quelqu’un dans le besoin, mais je peux te garantir que c’est bien plus gratifiant sur le long terme. »
Elle a un petit reniflement.
« Et puis, te connaissant, je suis sûre que tu feras partie des conseillers. C’est le groupe le plus aimé. Et c’est Denis qui le dirige ! Vu que tu le connais, tu auras peut-être même droit à quelques privilèges : double ration de mon pain raté aux repas. Ça vaut le coup ! »
Elle a un petit rire.
« Mais je ne sais pas me battre.
– Parce que vu mon état, tu as l’impression que moi oui ? Ce n’est pas nécessaire, c’est juste Romuald et moi qui ne pouvons pas nous empêcher de faire les malins. Tu nous connais. La participation aux missions n’est jamais obligatoire, il y a mille autres façons d’aider. »
Elle se relève enfin avec un sourire et un dernier reniflement.
« D’accord. Vu comme ça, ça pourrait aller. »
Je la serre affectueusement dans mes bras.
« Malik, tu saurais me dire comment on inscrit quelqu’un à la Sédition ? Il faut demander un formulaire à Alexandra ? Comment tu as fait, toi, Liz ? »
Malik croise ses doigts derrière la tête et se penche dans son siège.
« Liz a été intégrée en tant que conjointe. Vu qu’elle vient vivre avec moi, elle est Séditieuse d’office. Ça rend les choses plus simples. Il faut bien que quelqu’un s’occupe du ménage pendant que je travaille dur. »
Il récolte aussitôt une tape sur la cuisse de la part de la chanteuse pour sa remarque sexiste.
« Je plaisante, bien sûr. Pour Rita, j’imagine que tu peux voir directement avec Denis. Vu le métier qu’elle exerce, ça ne m’étonnerait pas qu’ils l’intègrent directement.
– Comment ça ? Il n’y a aucun test ?
– Non. Pourquoi y aurait-il un test ? On n’est pas en entretien d’embauche.
– Mais pourquoi moi j’ai dû littéralement organiser l’attaque d’une mairie pour intégrer la Sédition ? »
Le jeune Syrien éclate de rire.
« Ah non, mais ça, c’est toi qui t’étais complètement emballée ! À l’époque, Alexandra avait juste parlé de prouver que tu pensais au bien de tous plutôt qu’au tien, mais récolter des fonds pour une association aurait probablement suffi ! »
Il me regarde, goguenard. Je suis mortifiée. Alors tout ce que j’ai fait, jusqu’à présent, ce n’était pas nécessaire ? Je me serais monté la tête toute seule ? Malik voit ma déception et reprend aussitôt.
« Mais personnellement, je pense que c’est une bonne chose. Tu as challengé la Sédition. On s’ennuyait un peu, à vrai dire, avant que tu n’arrives. On n’effectuait que des petites opérations contre des maires qui prenaient la folie des grandeurs ou des groupuscules qui devenaient un peu trop visibles. Tu as su nous recentrer sur les véritables adversaires. Tu sais que tu es connue dans la Sédition pour ça ? »
Ah. Non. Je croyais simplement qu’on me connaissait comme la fille qui a pris un coup de jus un peu trop violent. Je m’apprête à répliquer quand le bruit d’une porte attire notre attention. C’est la famille de Romuald qui sort de sa chambre. Je guette leurs visages, anxieuse. Mais ils ont l’air plutôt soulagés. J’entends même sa petite sœur lancer une plaisanterie en sortant. Ils nous adressent un petit coucou de la main puis se dirigent vers la sortie.
Aussitôt, Rita se lève et va se glisser dans la porte restée entrouverte. Elle dit un mot, puis nous fait signe de la rejoindre.
La chambre de Romuald est semblable à celle que j’avais occupée pendant ma convalescence. Des murs bleus, un bouquet de fleurs séchées et des petits tableaux suspendus à un clou comme toute décoration. Il n’y a qu’un lit, où Romuald nous attend avec un sourire discret. Aussitôt, Malik et Isidore lui foncent dessus. Mais quand ils tendent la main pour lui serrer dans une étreinte amicale, Romuald ne bouge pas. Il pointe son bras droit de la main gauche.
« Désolé les gars, mais je vais devoir faire la bise désormais. Paralysie du bras. Et dire que j’étais gaucher quand j’étais petit et que j’ai subi un entrainement intensif pour devenir droitier comme tout le monde ! »
Ils échangent quelques blagues salaces sur le sujet puis se lancent dans le rattrapage des événements des dernières semaines. Je reste en retrait. Romuald n’a pas lancé un regard dans ma direction. Est-ce qu’il est encore secoué ? Est-ce qu’il n’a pas vu que j’étais là ? Je n’écoute leurs plaisanteries qu’à moitié. Nous restons une heure comme ça, avant qu’une infirmière vienne pour changer ses pansements et nous invite à revenir plus tard.
« C’est bientôt l’heure du déjeuner de toute façon. On reviendra te voir après », lance Rita.
Et nous sortons. Alors que les autres commencent à se diriger vers le réfectoire, je m’arrête puis leur fais signe de continuer sans moi. Je reviens sur nos pas et attends que l’infirmière sorte de la chambre de Romuald. Quand enfin elle franchit la porte, je frappe légèrement avant d’entrer.
« Hey. Je voulais juste te voir un peu en tête à tête. Tu vas bien ? »
Quand il m’a reconnue, son visage s’est aussitôt fermé. Je n’imaginais rien, il se passe bien quelque chose.
« Ah, c’est toi. »
J’entends le ressentiment dans sa voix. Il tourne le visage vers la fenêtre, comme pour éviter de croiser mon regard. Je reste debout au centre de la pièce, n’osant pas m’approcher plus.
« Ça va ?
– À ton avis ? »
Il a un mouvement, puis, exaspéré, il repousse maladroitement sa couverture du bras gauche.
« Je vais devoir apprendre à vivre avec un bras en moins. Tu penses que c’est normal ? »
J’ai un signe de dénégation. Il me regarde enfin, mais ses yeux lancent des éclairs.
« Tu sais pourquoi mon bras est paralysé ? On t’a dit ce qu’ils nous ont fait ?
– Denis m’a expliqué le déroulement de la mission, mais…
– Ils nous ont torturés ! Ils ont enfoncé des lames dans mon bras, là où ça ferait le plus mal. Ils ont visé les nerfs et les ont tout bonnement charcutés ! »
Sa voix forte m’a fait sursauter.
« Tu n’imagines pas la douleur ! Pendant ce temps, ils torturaient les autres aussi. Tu as déjà entendu des hurlements de terreur et de douleur ? Moi oui, maintenant. C’est encore plus douloureux. C’est comme si ce que l’on faisait aux autres décuplait les tortures qui m’étaient infligées. J’ai cru que j’allais devenir fou ! »
Je ne sais pas quoi dire. J’ai envie de me jeter sur lui pour le protéger ou pour le serrer dans mes bras, mais je sens un mur entre nous deux. Je n’arrive qu’à articuler un :
« Je suis désolée. »
Il tourne la tête rageusement vers la fenêtre à nouveau.
« C’est bien. C’est au moins ça. »
Je m’apprête à sortir de la chambre, défaite. Romuald se retourne au dernier moment alors que j’entrouvre la porte.
« Qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant ?
– C’est-à-dire ?
– Avec la Sédition. Après ton coup d’éclat lors de ta dernière mission, tu comptes rester ou partir ? »
Je reviens sur mes pas.
« Je ne sais pas encore. Avec le Mur Citoyen et l’élection, il reste encore beaucoup à faire. Je pense que…
– Je pense que tu devrais partir. »
Je me fige, éberluée.
« Pardon ?
– Tu devrais partir. On ne veut plus de toi ici. Tu as foiré ta mission et à cause de ton insouciance, des personnes sont mortes. Tu n’es pas faite pour la Sédition, Angèle. Tu es trop détachée ou trop autocentrée, je ne sais pas. Tu ne te rends pas compte des enjeux et de l’impact que tes décisions ont sur le reste du monde. Pire : tu crois bien faire !
– Qu’est-ce que j’ai bien fait ? Attends ! J’étais à ta place il y a moins d’un mois ! Je fais ce que je peux avec mes moyens et je découvre autant que toi ce qu’est la Sédition. Tu crois que je ne pense pas avoir une part de responsabilité dans ce qu’il vous est arrivé ? Je m’en mords les doigts chaque jour ! Mais comment j’aurais pu anticiper ? Ce n’est pas moi qui prépare les plans…
– Les plans ! Justement, c’est ça le problème ! C’est Guillaume le responsable des plans et tout le monde le diabolise comme s’il était le seul responsable des événements ! Mais il faisait partie des seuls à s’y opposer ! C’est le seul à vraiment prendre la mesure de notre adversaire, mais à cause de toi, il a été décrédibilisé. »
Je crois que s’il m’avait donné un coup de poing, j’aurais eu moins mal. Qu’est-ce que Guillaume a bien pu lui raconter lors de leurs discussions ? Comment mon meilleur ami en est-il arrivé à penser que je suis l’incarnation de tous les problèmes de la Sédition ? Je sens que quelque chose se brise, quelque part dans mon cœur. Mais plutôt que de m’abattre, je sens aussitôt la lave déferler dans mes veines et embraser mon cerveau.
« Romuald, je suis désolée que tu voies les choses comme ça. Je ne suis pas la seule responsable de ces événements. J’aimerais l’être, tout serait plus simple, mais ce n’est pas le cas. Les lieutenants ont décidé d’autoriser votre mission, Guillaume n’a pas su les retenir et même toi, tu as préparé ce plan d’action. Blâme-moi autant que tu veux, mais ce n’est pas moi qui t’ai mené dans cette chambre d’hôpital.
– C’est toi qui m’as fait venir à la Sédition. »
Je suis déjà en train d’ouvrir la porte pour sortir.
« Peut-être, mais c’était ton choix. »
Et je sors.
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Le retour à ma cabine s’est passé dans un brouillard. Je peine à faire tourner mes clés dans la serrure et titube presque pour rentrer. Rémi est là. Dès qu’il me voit, il ouvre les bras. Je m’effondre.
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