Il y a eu deux morts parmi les manifestants la semaine dernière, et un parmi les policiers. Tous les trois des suites de brûlures infligées par des cocktails Molotov. Je ne sais pas si les morts côté manifestants étaient des soldats du Mur Citoyen… Ce serait au moins ça, mais je ne peux pas en être sûre. Au moins, quelque part, il y aurait une sorte de logique. Mais la logique a déserté le pays, je crois. En tout cas, elle l’a fait au moins dimanche. Car le Mur Citoyen a gagné.
Nous l’avons tous vu en direct. L’ensemble du village de la Capitale s’est serré dans la salle commune pour regarder la retransmission à l’écran de l’avancée des dépouillements puis de l’annonce des résultats. Les scores étaient serrés jusqu’au dernier instant : 30 % d’abstention, 10 % de votes blancs et enfin, sur les votes exprimés, 51 % pour le Mur Citoyen. Ça représente 599 366 voix de différence. 1,2 % par rapport au nombre d’inscrits. C’est validé, évidemment. « C’est le jeu ».
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Il y a eu deux morts parmi les manifestants la semaine dernière, et un parmi les policiers. Tous les trois des suites de brûlures infligées par des cocktails Molotov. Je ne sais pas si les morts côté manifestants étaient des soldats du Mur Citoyen… Ce serait au moins ça, mais je ne peux pas en être sûre. Au moins, quelque part, il y aurait une sorte de logique. Mais la logique a déserté le pays, je crois. En tout cas, elle l’a fait au moins dimanche. Car le Mur Citoyen a gagné.
Nous l’avons tous vu en direct. L’ensemble du village de la Capitale s’est serré dans la salle commune pour regarder la retransmission à l’écran de l’avancée des dépouillements puis de l’annonce des résultats. Les scores étaient serrés jusqu’au dernier instant : 30 % d’abstention, 10 % de votes blancs et enfin, sur les votes exprimés, 51 % pour le Mur Citoyen. Ça représente 599 366 voix de différence. 1,2 % par rapport au nombre d’inscrits. C’est validé, évidemment. « C’est le jeu ».
Sauf que ce n’est pas un jeu. Comment peut-on valider une décision si importante quand la majorité du pays n’est pas pour ? Certains étaient contre en votant pour l’autre parti présent, d’autres ne se sont pas exprimés et je n’évoque même pas ceux qui n’ont pas pu voter pour des raisons de transport, d’emploi du temps, ou que sais-je ? 599 366 voix de différence et personne ne voit un problème ? Après tout, ce n’est que l’élection des personnes qui décident de l’avenir de notre pays, lui-même assez puissant dans le monde pour influer sur le cours de l’Histoire. On les a pourtant présentés sous leur véritable jour, mais ça n’a pas suffi. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans ce monde ? Je refuse de croire que c’est parce que les gens sont stupides. C’est trop facile. C’est ce genre de fatalité qui nous fait regarder ailleurs. Il y a autre chose. Mais quoi ?
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On est jeudi. Je suis à table avec Rita, Malik, Isidore et Liz. Je suis contente de voir qu’ils se sont tous intégrés à merveille. Évidemment, pour Malik et Isidore, ce n’était pas bien compliqué, vu leur ancienneté. Étant donné leur talent en code et leur curiosité, ils ont rejoint les scientifiques. Mais Liz a aussi rapidement été à l’aise. Comme on pouvait s’y attendre, elle se trouve parmi les artistes et je ne me lasse pas de l’écouter chanter ou jouer pour la Sédition. Rita, elle, est éclatante. J’ai du mal à la décrire : c’est comme si, en à peine deux semaines, elle s’était totalement accomplie. Elle connaît presque chaque Séditieux par son prénom, tout le monde sourit à son approche et elle leur rend bien. Je ne l’ai jamais entendue parler d’une voix aussi excitée et elle sautille plus qu’elle ne marche. C’en serait presque comique. Régulièrement, elle est interrompue dans son repas par un Séditieux lui glissant un mot gentil ou demandant à la voir un peu plus tard. Elle a parfaitement endossé son rôle de conseiller. Mieux : elle l’a embrassé.
Mais à côté d’elle, je fais un peu figure de rabat-joie de service, aujourd’hui. Je parle peu. Les tomates à la mozzarella pourtant excellentes me restent au travers de la gorge et je rumine plus que je ne mâche les petits pains sortis du four ce matin. Tout est si… normal. L’annonce de la victoire du Mur Citoyen n’a rien changé. Bien sûr, il y a eu des huées le soir du résultat. Bien sûr, il y a eu des débats animés sur l’imbécilité des électeurs du Mur Citoyen, la stupidité des abstentionnistes et l’inutilité des votants blancs. C’était dérisoire, mais c’était quelque chose. Mais après trois jours, c’était terminé. Même les actualités étaient passées aux préparatifs de la Coupe du Monde de football à plein temps. Il n’y a que moi que ces résultats paniquent ? Il n’y a que moi qui pressens une catastrophe imminente ? Je ne sais pas où, je ne sais pas quand, mais je sens que ça arrivera. Je sens ce point sous mon cœur me gêner et me faire mal, injectant son anxiété à travers mes muscles. Mais les visages autour de moi sont sereins, je vois Liz plaisanter avec Rita, Malik sourire à Liz, Isidore lancer une pique à Malik. C’est comme si le monde tournait au ralenti dans une transe onirique. Je place ma main sur mon cœur pour calmer ses coups devenus violents et douloureux.
« Ça va, Angèle ? » me demande Liz en mâchant une cuillerée de taboulé.
« Oui, oui. J’ai juste avalé ma bouchée trop vite. Ça passe mal. »
Je reprends mon déjeuner quand le bruit des portes de la salle attire mon attention. Un groupe de stratèges est entré dans le réfectoire. Romuald est parmi eux. De tous les groupes de la Sédition, les stratèges sont les seuls à généralement rester entre eux aux repas, ce qui participe à leur impopularité, m’avait expliqué Ilham. La situation s’est encore empirée depuis la mission échouée du 1er mai, si bien que le volume du brouhaha de la salle a brusquement baissé à leur arrivée. Rita tente un petit coucou de la main en direction de Romuald. Il la voit, lui sourit, fait un pas dans notre direction… puis son regard croise le mien. Son sourire disparaît aussitôt et il retourne vers ses collègues. Il s’assied à côté de Guillaume et lui souffle quelque chose en jetant des coups d’œil furtifs aux alentours, comme s’il craignait d’être entendu de ses voisins. Quelle attitude puérile ! On croirait deux adolescents au collège. Malik note mon air contrarié et intervient :
« Ne t’inquiète pas, il finira bien par se détendre un jour. Les stratèges tapent sur le système de toute la Sédition et Romuald n’est pas du genre à jouer les suiveurs trop longtemps. Il se rendra compte que tu es plus intéressante qu’eux et il reviendra. »
J’ai un haussement d’épaules désabusé et reprends ma fourchette.
« Il aime aussi beaucoup les responsabilités. Pas sûre qu’il renonce de sitôt à une place privilégiée dans l’élaboration des plans de la Sédition. Surtout dans les mois qui vont suivre…
– Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il va se passer dans les mois suivants ? »
Ils me fixent tous à présent. Je balbutie :
« J’en sais rien. J’imagine que la Sédition va continuer ses opérations contre le Mur Citoyen. Ce sera plus compliqué, maintenant qu’ils sont au pouvoir, donc ça demandera davantage de stratégie. Romuald devrait apprécier ce casse-tête. »
Mes amis ont un silence gêné. C’est Rita qui prend la parole en premier.
« Angèle… J’ai parlé avec Romuald le lendemain des élections. Il avait besoin d’extérioriser après la secousse que ces résultats nous ont tous infligée. Le conseil s’était déjà réuni. Je ne devrais peut-être pas le dire, mais… »
Isidore fait un geste machinal pour l’encourager à continuer.
« Vas-y, dis-le. Nos chefs devront assumer leurs décisions à un moment ou à un autre de toute façon. »
Rita reprend :
« … La Sédition ne fera rien. Le conseil a tranché : les électeurs ont décidé, on ne peut pas aller à l’encontre du choix du plus grand nombre. On a fait ce qu’on a pu. Apparemment, la Sédition reviendra à ses missions d’origine, c’est-à-dire contrecarrer les ambitions nocives d’individus seuls ou éventuellement les groupuscules. On ne fait plus rien pour le Mur Citoyen. De toute façon, ils ont dû ranger leur armée maintenant qu’ils commandent les forces de l’ordre. »
Je suis estomaquée. Ma bouche s’ouvre et se ferme sans qu’aucun mot ne sorte. Mes amis prennent une expression inquiète.
« QUOI ?! », je finis par éructer.
C’est incroyable, littéralement. « Rétablir notre idée de la justice, créer un monde meilleur, faire bouger les choses… » : c’est avec ces termes qu’Alexandra avait décrit la vocation de la Sédition la première fois que je l’avais rencontrée. Et ne rien faire, c’est ça leur nouvelle approche ? Regarder et ne pas bouger pendant que le Mur Citoyen écrase ses opposants en usant de moyens illégaux, qu’il renforce les discriminations, qu’il méprise les droits les plus fondamentaux pour accroître leur sacro-saint pouvoir ? Mais qu’est-ce qu’il se passe, bon sang ? Comment peut-on laisser passer ça ? Je croyais que la Sédition accomplirait de grandes choses, que je pourrais prendre part à un combat pour une cause juste. Et qu’est-ce que j’ai fait jusqu’à maintenant ? Rien d’utile, en tout cas. Rien qui n’ait changé le monde. J’ai l’impression de lutter contre des courants bien trop puissants pour moi et la Sédition vient juste d’ajouter une vanne de plus.
Un nouveau groupe de Séditieux entre dans le réfectoire avec force cris et sifflets. Je leur jette un regard courroucé. Leur insouciance me semble indécente, voire irresponsable. Ils reviennent d’un match de football dans le champ d’à côté et commentent leurs performances à haute voix, demandant aux autres personnes attablées leurs pronostics sur les matchs à venir. La Sédition organise sa propre petite Coupe du Monde de football en parallèle de l’officielle et nous sommes bien assez de nationalités différentes pour rendre les paris intéressants. Une des filles qui viennent d’entrer s’approche de notre tablée avec des crayons gras. Elle rejette une mèche de cheveux châtains derrière son épaule et j’aperçois son collier. C’est une artiste, comme moi et Liz.
« Je te fais quel drapeau ? » demande-t-elle en se penchant à côté d’Isidore.
Je dissimule un sourire quand ce dernier bafouille et rougit violemment. Elle finit par lui faire le même que le sien et dépose un baiser sur sa joue pour finir de l’embarrasser. J’éclate de rire en même temps que mes amis. Isidore met quelques secondes à reprendre une contenance et se venge sur son morceau de gâteau.
C’est fou comme c’est facile de se laisser emporter par cette bonne humeur ambiante. C’est facile d’oublier et de vouloir profiter. J’en profite. Mais ma joie est constamment douchée par cette impression que l’on cherche à enterrer le reste. Il y a trop d’enthousiasme, trop d’application à passer à autre chose. C’est frénétique. Je les observe, ces supporters. Beaucoup sont des artistes. Et notre travail, c’est d’apporter une motivation, une vocation, un enthousiasme aux membres de la Sédition. Mais c’est la première fois que je trouve que ça sonne faux. On ne s’enthousiasme pas à ce point de la victoire d’une équipe amateur si l’on n’a pas quelque chose à faire oublier.
Je me lève brusquement de table sous le regard étonné de mes amis.
« Tu vas où ? » me demande Liz. « On allait voir le match avant de retourner à nos tâches.
– Merci, mais je vais rejoindre Rémi avant la reprise. À tout à l’heure ! »
Je sors rapidement du réfectoire. Romuald est dans le couloir, en train de s’échapper en direction du bureau des lieutenants. Je crie avant qu’il ne disparaisse derrière un mur.
« Et c’est moi que vous autres stratèges osez appeler insouciante? »
Il se fige en reconnaissant ma voix, avant de se retourner, la mâchoire tendue.
« Qu’est-ce que tu veux cette fois-ci ? »
Je m’approche en serrant les poings.
« Je veux que les stratèges fassent leur travail. J’ai appris que la Sédition ne ferait rien maintenant que le Mur Citoyen est élu. Pourquoi ? Tu n’as jamais été stupide Romuald, et malgré ce que tu penses, je suis convaincue que Guillaume ne l’est pas non plus. Alors pourquoi la Sédition refuse de bouger ? On attend que le Mur Citoyen vienne détruire le pays et en patientant on organise des matchs de football et des barbecues dans le jardin ? Du pain et des jeux, comme au bon vieux temps ? Alors je repose ma question : qui est insouciant, dans l’histoire ? »
Mon meilleur ami pousse un soupir en se pinçant l’arête du nez.
« Mais qu’est-ce que tu peux créer des drames pour rien, nom d’un chien ! C’est fini, Angèle ! Les élections sont passées, des millions de gens ont voté pour des monstres qui n’hésitent pas à tuer pour arriver à leurs fins et on a fait tout ce qu’on a pu pour les en empêcher. Mais, à la fin, s’ils choisissent quand même de les encenser, c’est leur choix. Nous ne sommes pas des terroristes, nous respectons la volonté de la majorité. Tu veux un conseil ? Laisse tomber ! C’est bon, tu as eu ta petite phase de rébellion, ta dose d’adrénaline, maintenant passe à autre chose. Il faut savoir déposer les armes ou il y aura de nouvelles personnes blessées. »
Il a tort, mais je n’arrive pas à trouver les mots pour le convaincre.
« Tu n’as jamais rencontré leurs décideurs, Romuald. Ce n’est pas fini. Tu ne te rends pas compte du mépris qu’ils ont pour le genre humain…
– Merci, j’ai déjà rencontré leurs soldats. Ça m’a suffi.
– Je sais, mais… »
La colère le fait crier :
« Ça suffit, Angèle ! Je comprends que tes rencontres avec eux aient été difficiles, mais devine quoi ? Des pervers misogynes, il en court plein les rues et tu en croiseras d’autres. C’est pareil avec les politiciens : ils sont tous prêts à tout pour arriver à leurs fins ! Ceux-là n’aiment pas les femmes et les migrants ? À la bonne heure ! Ceux d’avant, c’était les gays et les pauvres ! On a déjà perdu treize personnes dans ce combat qui s’est soldé par une défaite. Inutile de risquer d’autres vies alors que nos chances de vaincre sont encore plus minces ! Le pays va faire comme d’habitude, il va mettre quelques mois à se rendre compte des problèmes, il manifestera un peu et puis il se dira que ce n’est pas si grave. Il n’y aura plus qu’à serrer les dents jusqu’à de prochaines élections. Ç’a toujours été comme ça.
– Non, pas cette fois. Je le sens que…
– J’en ai assez. Je m’en vais. »
Il fait demi-tour sans m’écouter. Je reste là, immobile, me demandant si je dois le poursuivre et le harceler jusqu’à ce qu’il m’écoute ou rentrer chez moi. Un groupe de médiateurs passent discrètement dans le couloir et au vu de leur expression, ils ont été témoins de notre échange. Je fais un signe de dénégation quand l’un est sur le point d’intervenir. Avec un dernier regard pour l’endroit où Romuald a disparu, j’opte finalement pour ma deuxième option. Je rentre.
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Il y a une odeur particulière chez moi. C’est un mélange de bois de cèdre et de fleurs. C’est l’odeur des montagnes qui persiste depuis notre échappée la semaine dernière. J’ai réussi à la recréer après notre retour avec un pot-pourri et des bouquets de fleurs fraîches. Rémi est dans le fauteuil, dos à la porte d’entrée, le menton appuyé dans sa paume, manifestement plongé dans ses pensées. Je laisse couler mes bras le long de ses côtes et les resserre en une étreinte rassérénante.
« Tu fais quoi ? » je souffle.
« Il y a quelque chose qui me chiffonne, avec ces résultats d’élection. J’essaie de mettre le doigt dessus.
– Ah merci ! Toi aussi alors ? Je sors juste d’une conversation avec Romuald et les autres. Tout le monde est prêt à laisser couler et à faire comme si rien ne s’était passé.
– Vous vous reparlez avec Romuald ?
– Non, mais juste assez pour qu’il sous-entende que j’étais obnubilée par le côté misogyne du Mur Citoyen et qu’il fallait que j’arrête. Comme s’il n’y avait que les femmes qu’ils visaient… »
Soudain, l’étincelle. Nos yeux se croisent et dans un même mouvement, nous attrapons notre téléphone. Je pianote frénétiquement ma recherche sur mon clavier jusqu’à finalement tomber sur les tendances des votes. Je voulais être sûre, mais c’est bien ça. Lors de ma dernière mission, je m’étais étonnée de l’absence des femmes dans la manifestation. Est-ce qu’elles seraient moins investies dans la vie politique ? Possible. Mais alors, ça ne colle pas avec les statistiques que j’ai maintenant sous les yeux. Le nombre de femmes ayant voté bat un record historique, selon un article analysant les tendances. Et si j’en crois les intentions de vote, elles voteraient largement plus pour le Mur Citoyen. Mais c’est quoi, ces chiffres ?
Je lève les yeux vers Rémi qui semble aussi perplexe que moi après lui avoir expliqué ma trouvaille.
« J’avais entendu ces infos aux actualités, sans y prêter particulièrement attention… Mais c’est vrai que les médias parlaient déjà de cette tendance avant les résultats. Soi-disant que ce serait dû à la carrure d’athlètes des membres du Mur Citoyen.
-Pff n’importe quoi ! Je pense plutôt qu’il y a eu fraude quelque part. Quelqu’un a forcément modifié leur réponse dans les sondages et peut-être volé le vote de milliers d’entre elles ! C’est impossible qu’autant de femmes votent pour eux. Après tout ce qu’on leur a sorti, c’est impossible.
– Et du coup, on fait comment pour vérifier ? »
Je me passe une main sur le visage pour chasser la fatigue qui déjà me prend.
« On va rencontrer toutes les femmes qui ont voté pour le mur Citoyen et on va leur demander ce qui a bien pu leur passer par la tête ! »
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