Chapitre 29 – Le jour où ils ont triché

Sitôt la journée terminée, Rémi et moi avons pris nos affaires. J’ai rempli un sac avec des vêtements roulés en boule et mon matériel photo et en cinq minutes, nous étions en train de nous échapper dans le chaud soleil de cette fin de journée de juin.

J’ai pris le soin de dissimuler mes longs cheveux blonds sous un bandana et de porter des lunettes de soleil épaisses pour cacher la couleur de mes yeux. Précautions peut-être inutiles, mais vu l’endroit où nous nous rendions, je préférais miser sur la prudence.

La première gare n’est qu’à trois kilomètres du village de la Sédition, assez proche pour faire la distance à pieds. Une fois arrivés là-bas, le train nous attendait. Main dans la main, Rémi et moi sommes  montés dans le wagon qui nous emmènerait pour la première fois depuis des mois de retour dans notre ville d’origine.

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Sitôt la journée terminée, Rémi et moi avons pris nos affaires. J’ai rempli un sac avec des vêtements roulés en boule et mon matériel photo et en cinq minutes, nous étions en train de nous échapper dans le chaud soleil de cette fin de journée de juin.

J’ai pris le soin de dissimuler mes longs cheveux blonds sous un bandana et de porter des lunettes de soleil épaisses pour cacher la couleur de mes yeux. Précautions peut-être inutiles, mais vu l’endroit où nous nous rendions, je préférais miser sur la prudence.

La première gare n’est qu’à trois kilomètres du village de la Sédition, assez proche pour faire la distance à pieds. Une fois arrivés là-bas, le train nous attendait. Main dans la main, Rémi et moi sommes  montés dans le wagon qui nous emmènerait pour la première fois depuis des mois de retour dans notre ville d’origine.

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Peut-être était-ce le stress de ce retour, mais j’ai rêvé, encore. Mon incapacité à maîtriser ces voyages oniriques est assez frustrante et celui-là, en particulier, je m’en serais passée. Ce n’était qu’une petite sieste dans le train, pour faire passer le temps plus vite.

J’étais de retour auprès de l’arbre de la connaissance. Mais au lieu des tranquilles chants éthérés habituels, j’entendais un bourdonnement, comme si quelqu’un avait frappé une ruche et réveillé la fureur des abeilles. Quand je me concentrais dessus, le bourdonnement se changeait en voix, en cris. Des milliards et des milliards de voix et de cris d’animaux, de plantes et, d’une certaine façon, tout cela formait le hurlement de la terre. La lumière dorée était toujours là, mais plus vive. Elle avait perdu toute douceur et semblait s’être transformée en soleil brûlant dans un désert aride. L’arbre n’avait pas changé, il faisait figure d’oasis au milieu de ce chaos statique. Concentre-toi, Angèle. Angèle-Merlin t’avait dit que tu te retrouvais là quand tu avais des questions. Qu’as-tu besoin de savoir ?

Le bourdonnement empêchait mon cerveau de formuler des phrases cohérentes. Il papillonnait, comme un insecte pris de panique. Il y avait un avertissement. Pourquoi ? Et pourquoi ce changement si soudain dans ce lieu pourtant si paisible d’habitude ? Tant pis, je n’arrivais pas à formuler ma question, mais j’ai quand même tenté de saisir une des pommes rouges et brillantes.

Aussitôt, j’ai eu l’impression que mon cerveau explosait. Un hurlement – de femme, je crois – a vrillé mes tympans. C’était de la folie. Je ne ressentais que sa terreur pure, sa douleur exacerbée, comme celles d’un animal enchaîné que l’on torture. J’ai lâché le fruit brusquement, comme s’il m’avait brûlée. Après quelques balancements, la pomme est redevenue immobile, toujours accrochée à sa branche, inoffensive. Puis je ne sais pas ce qu’il s’est passé : mon bras s’est levé et ma main a arraché la pomme pour la tenir fermement contre ma poitrine.

Le cri était atroce. Je voyais par des yeux qui n’étaient pas les miens : je marchais dans un couloir qui semblait être celui d’un hôpital. Non, je ne marchais pas, je courrais. J’ouvrais des dizaines de portes, je croisais des dizaines de presque cadavres en leur fournissant à manger ou à boire, je les lavais, je changeais leurs linceuls. J’avais l’impression de devoir bientôt les rejoindre. Tout mon corps me faisait souffrir. Je baissais les yeux sur mes pieds, persuadée de les découvrir en train de fouler des charbons ardents. Mais non, ce n’était que le sol et les milliers de mètres parcourus en des heures toujours plus longues. Les gens mourraient autour de moi et on me disait que c’était ma faute. Mais ce n’était pas ma faute. C’est pour ça que je hurlais.

L’instant d’après, je rentrais chez moi. C’est une petite maison, mais je l’aimais bien, j’aurais aimé pouvoir en profiter davantage. J’y avais mes deux enfants, ma bouffée d’air frais. Ils étaient heureux de me voir rentrer, mais ils voulaient que je reste plus. Je leur disais que c’est bon, cette fois je restais, que j’allais me battre pour ne plus avoir à nourrir des cadavres qui se multipliaient. Je me battrais en ne faisant rien, en restant avec eux.

L’instant d’après, c’était la nuit. Je m’étais effondrée sur le canapé dans la chambre de mes enfants. J’avais tellement d’heures de sommeil à rattraper, mais je voulais rester avec eux le plus longtemps possible. Ils dormaient, le visage apaisé et moi, j’étais trop fatiguée pour aller rejoindre mon lit. Tant pis, j’étais bien ici, avec eux. Des coups violents contre la porte en bas m’ont réveillée en sursaut, mes enfants aussi. On a frappé à trois reprises. Mon mari est allé ouvrir, j’ai reconnu son ton des mauvais jours, quand il se scandalisait des heures que l’on me faisait travailler.

Des hommes me cherchaient, mon mari a tenté de les arrêter, mais ils ont continué et sont entrés. Ils ont monté l’escalier et m’ont trouvée dans la chambre. Mes enfants se sont mis à pleurer alors que ces hommes me demandaient de les suivre. J’étais réquisitionnée pour continuer de travailler. Et mon cerveau continuait de hurler encore et encore.

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La pomme s’était dissoute contre ma poitrine. Il ne restait que la douleur du souvenir que j’avais vécu. Qui était-ce ? Peu importe. Le souffle court, je me suis appuyée sur le tronc translucide qui s’est veiné de noir sous ma main. Je n’avais pas besoin de toucher d’autres fruits pour savoir ce qu’ils me montreraient. Des âmes hurlantes. Mais pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qui avait créé ce déséquilibre ? L’arbre a pulsé sous ma main, les veines noires continuant de se ramifier en millions de vaisseaux sombres. Des choix. Il y a eu trop de choix tombés dans la mauvaise coupe de la balance. La pomme n’était qu’un extrait de la réponse que je cherchais. Je m’étais demandé ce qui était passé par la tête de ceux qui avaient choisi le Mur Citoyen. Je le savais maintenant : la torture du quotidien. Ils avaient fait le mauvais choix dans l’espoir que leur souffrance cesse.

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C’est étrange de revoir sa ville quand plus personne ne nous y attache. Tous mes amis sont partis et m’ont rejointe, mes habitudes ont disparu et il y a ces petits changements du quotidien – comme cette avenue maintenant semée de jeunes platanes – qui vous donnent l’impression de ne plus appartenir à l’endroit. J’aimerais être nostalgique, mais je me sens étrangère surtout, comme si cette ville m’était devenue hostile. Je remonte mes lunettes de soleil sur mon nez, prise de frissons.

J’ai entraîné Rémi avec moi dans le grand parc de la ville où de nombreux petits chênes poussent désormais autour de l’endroit où se tenait mon arbre. Mais nous ne nous arrêtons pas. Je préfère continuer tout droit, sortir du parc et prendre le chemin du lieu de notre premier rendez-vous. Alors que j’aperçois les vitres du Ginger Diner, nous bifurquons, direction l’hôpital.

Cela m’a bien pris une semaine à faire le pied de grue, mais enfin, j’ai retrouvé Hannah, la sage-femme rencontrée il y a maintenant plus de six mois, que j’avais accompagnée alors qu’elle se faisait suivre dans la rue. Elle, elle pourra m’apporter des réponses. J’ai dû attendre des jours entiers devant les portes de la maternité, dans l’espoir de la croiser. J’ai dû littéralement me jeter en travers de son chemin alors qu’elle passait en courant, pour pouvoir l’arrêter. Elle n’avait que quelques secondes, mais j’ai eu le temps de fixer un rendez-vous avec elle. Hannah avait rejoint un cercle de femmes victimes de harcèlement, un mélange de groupe de parole et de cours d’auto-défense. Je devais la rejoindre là-bas. C’était idéal.

La réunion se tenait dans le dernier bâtiment de l’hôpital, au rez-de-chaussée, dans une pièce oscillant entre les tons bleus, blancs ou gris, selon l’intensité des néons poussiéreux. J’ai horreur de ce genre de décor. Ces réunions ne respirent déjà pas la joie de vivre, mais dans cette lumière, j’ai l’impression de pénétrer dans un décor de fin du monde. Les mines des personnes présentes n’aident pas. Hannah nous accueille et nous présente pendant que j’installe mon trépied et l’appareil tout neuf venu remplacer celui de ma dernière mission, déclaré mort par noyade. Une dizaine de femmes m’observent pendant que je règle l’objectif. Elles ont entre vingt et cinquante ans, je dirais. Il y a celles très bien maquillées et coiffées, d’autres dont les taches sur le t-shirt trahissent la journée passée à se débattre avec des enfants. Il y a celle qui regarde le vide fixement et celle dont le pied tressaute déjà avec nervosité. Il y en a pour toutes les tailles, toutes les couleurs de cheveux ou d’yeux. Mais elles ont toutes un air désespéré, épuisé. Je sens le point sous ma poitrine se serrer alors que leur mal-être semble épaissir l’air autour de moi. Qu’on en finisse. Je fais signe à Hannah que je suis prête.

Pour l’instant, je filme en fond alors que la séance suit son cours normal. De nouvelles arrivantes racontent leur histoire. La première à prendre la parole est une grande blonde à qui je donnerais quarante ans. Elle a des tremblements dans la voix alors qu’elle nous explique comment sa manager passe son temps à la rabaisser et à l’humilier, jusqu’à la faire systématiquement pleurer devant ses collègues. Elle est à bout, a déjà posé plusieurs semaines d’arrêt maladie, sans réussir à s’en sortir. Elle a tenté de le signaler à sa direction, qui n’a pas réagi. Elle ne peut pas démissionner sans risquer de perdre sa maison et les études de ses enfants coûtent tellement cher ! Son mari est en déplacement une grande partie de l’année, il ne peut rien faire depuis l’étranger. Elle est bloquée.

La deuxième a la vingtaine, les cheveux roses et est habillée de trop de froufrous pour que je distingue vraiment les différentes pièces de sa tenue. Elle nous apprend qu’elle est étudiante, qu’elle aime sortir en soirée et fréquenter de nombreux garçons. Cependant, son comportement nocturne a fini par se faire connaître dans son université et ses camarades prennent plaisir à l’insulter en face ou dans son dos. Un comportement qu’elle aurait pu oublier, si ces faits n’étaient pas arrivés déformés aux oreilles de ses professeurs, qui ont alors peu à peu changé leurs rapports avec cette élève pourtant brillante. La moindre baisse de son attention en classe lui valait des remarques acerbes et chaque examen oral devenait une torture. Elle hésitait à continuer ses études par correspondance, quand bien même cela aurait une incidence sur le prestige de son diplôme.

Et puis, il y a eu ce tout petit bout de femme. La troisième à prendre le parole ne touchait le sol que de la pointe des pieds et gigotait sur sa chaise. Ses cheveux raides et noirs pendaient autour de son visage sans âge. A-t-elle vingt, trente, quarante ans ? Impossible à deviner, pourtant ses traits tirés donnaient l’impression qu’elle portait le poids du monde sur ses épaules depuis les débuts de l’humanité. Elle semblait gênée de prendre la parole.

« Je ne sais pas si je suis censée parler ici. Ce n’est rien d’aussi grave que ce que vous avez raconté… »

La guide de la séance lui a fait signe de continuer.

« Ce n’est pas une compétition. Exprime ce que tu as besoin d’exprimer, ça te fera du bien juste de le laisser sortir. »

Elle a cligné des yeux quelques secondes, puis a pris une profonde inspiration avant de se lancer.

« C’est… C’est un peu difficile à expliquer. Je suis venue ici parce que je me sens harcelée, je me sens étouffer, mais je n’arriverais pas à nommer qui est responsable. »

Un silence.

« Je me suis rendue compte que j’avais un problème il y a deux mois, en sortant mon enfant du bain. C’est idiot, hein, je l’ai fait des centaines de fois, mais cette fois-là, j’ai bloqué. Je tenais Penito – c’est le nom de mon fils – dans mes bras et la serviette m’a glissé des mains. Je ne voulais pas le poser car je savais qu’il commencerait aussitôt à s’agiter et que ç’aurait été une bataille pour le sécher. Mais je ne pouvais pas non plus me baisser pour ramasser la serviette sans risquer de glisser. Et là, je ne sais pas ce qu’il s’est passé, j’ai tout simplement gelé sur place. J’ai senti que mon cœur battait de plus en plus vite, j’avais du mal à respirer, j’avais l’impression que les murs se refermaient sur moi et sur le coup, j’ai vraiment cru que je faisais un infarctus. Tout ce à quoi je pensais pourtant, c’était qu’il ne fallait pas lâcher Penito, sinon ce serait plus long de le sécher. J’aurais dû le poser et trouver un téléphone pour appeler les urgences, mais non, tout ce à quoi je pensais, c’était ne pas le laisser s’enfuir et comment je pourrais faire pour m’évanouir sans que cela ne cause trop de désordre. Je suis restée là cinq minutes, je crois, pétrifiée sans pouvoir prendre une décision. C’est Penito se mettant à hurler – il avait froid, le pauvre petit – qui m’a sortie de cette torpeur. J’ai appris plus tard que je venais de faire ma première crise d’angoisse. »

« J’en ai eu une deuxième une semaine plus tard. On allait passer à table, rien d’extraordinaire. Mon mari était déjà installé et il a vu que j’avais mis les serviettes rouges plutôt que les vertes qui étaient au sale. Il a juste dit qu’il préférait les vertes. Il l’a dit gentiment, histoire de faire la conversation. Mais je l’ai regardé et la sensation d’étouffer est revenue de manière encore plus brutale que la première fois. J’avais l’impression que j’allais mourir, là, debout face à lui. Il a appelé les pompiers qui m’ont prise en charge. Je suis rentrée assez rapidement à la maison. »

« Mais après ça, j’ai eu trop d’autres épisodes. J’avais l’impression de devenir folle. La moindre contrariété, le moindre effort à faire pour autrui me relançait dans ces affres. J’ai consulté des médecins : je ne suis pas malade. Mais ils ont tous évoqué le stress et ont voulu me donner des cachets. J’ai refusé. Si je ne suis pas malade, je ne comprends pas pourquoi je devrais prendre des médicaments. J’ai vingt-huit ans, j’ai une petite famille que j’aime et j’ai arrêté de travailler pour m’occuper de mon fils. Alors oui, parfois c’est dur de gérer avec un seul salaire et les aléas du quotidien, mais je ne devrais pas avoir besoin de pilules pour gérer ça. »

Elle laisse passer un temps de silence. Quelques femmes autour d’elle hochent la tête avec sollicitude. Elle reprend.

« Mon problème, c’est vraiment que je me sens harcelée. C’est pour ça que je suis ici. Ce n’est pas une personne, mon mari est adorable, il travaille beaucoup pour nous faire vivre. J’ai l’impression d’être harcelée par cette petite voix qui me dit que je fais les choses mal, constamment. Ça ne s’arrête jamais. Je peux accomplir l’équivalent des douze travaux d’Hercule dans la journée, elle sera toujours là à me dire « oui, mais tu as oublié… ». C’est épuisant. »

La guide du cercle se penche sur sa chaise en jouant avec son stylo avant d’interroger la jeune femme.

« Et cette voix que tu entends, c’est celle de qui ? »

L’intéressée lève les yeux vers le plafond en réfléchissant.

« Elle varie. Le plus souvent, c’est celle de mes amies. J’entends leurs conseils qu’elles me rabâchent à longueur de journée. Des fois, c’est celle de mon mari, quand je prépare un plat que j’aime mais que je sais lui apprécie moyennement. Des fois, c’est les préceptes des blogueuses que j’aurais vu en vidéo la journée d’avant. Des fois, je ne reconnais pas la voix. C’est peut-être la mienne. Mais maintenant j’ai l’impression de devenir parano dès que quelqu’un en face de moi ouvre la bouche. Je ne sais pas si d’autres parmi vous ont déjà vécu ça ? »

Elles sont nombreuses à approuver. Une femme d’une quarantaine d’années prend la parole.

« Je vois très bien ce que tu veux dire. Celle qui te harcèle, c’est la société, c’est les diktats des réseaux sociaux et des blogueuses, c’est tes amies ou ta mère qui veulent toujours ton bien mais te mettent une pression monstre. Il n’y a pas vraiment de solution, à part les bloquer et faire confiance à ton instinct. Il n’y a pas de façon idéale d’être maman ou femme. Tu peux juste faire de ton mieux. Et pense à prendre des vacances de temps en temps, ça te fera du bien. »

Elle a un sourire encourageant en disant cela. Son interlocutrice a un pouffement.

« Pour des vacances il faudrait déjà que je trouve un moyen de faire garder Penito plus de vingt-quatre heures. C’est aussi pour ça que j’ai préféré ne pas reprendre le travail, impossible d’avoir une place en crèche. Les nounous sont devenues exorbitantes et ma famille vit trop loin.

– Ahah, ne t’inquiète pas pour ça, j’ai l’astuce ultime ! »

Tout à coup, j’ai l’impression d’assister à une réunion de vente à domicile. Les mères de famille du groupe avancent leur chaise jusqu’à créer un cercle confidentiel. Ç’a au moins le mérite d’apporter un peu de joie et de connivence dans cette ambiance lugubre. Je les laisse à leurs messes basses et me lève pour préparer le matériel pour les entretiens individuels. Rémi me rejoint à côté de l’appareil. Il chuchote :

« Tu penses qu’on aura quelque chose à exploiter avec leurs témoignages ? Certes, elles ont des problèmes, mais je vois mal leurs histoires avoir un impact sur leur vote. On ne sait même pas si elles ont voté pour le Mur Citoyen. »

Je secoue la tête.

« Il faut bien commencer quelque part, non ? Mon instinct me souffle que ce sont des femmes qui souffrent qui ont voté pour le Mur Citoyen. Je ne vois pas une femme heureuse faire le choix d’un parti misogyne. Mais, hey, peut-être que je me trompe. Dans ces cas-là, ça nous prendra plus longtemps avant d’avoir quelque chose d’exploitable. Mais restons jusqu’au bout. »

Encore une fois, j’évite de lui parler de mon rêve. Inutile de lui expliquer que ma conviction vient d’une sorte de voyage mental, je ne suis pas sûre que lui-même comprenne. Mais quoiqu’il en soit, je reste persuadée qu’Hannah est un des éléments qui me mènera vers ma réponse. J’ai vu le quotidien d’une aide-soignante en hôpital en rêve. Hannah travaille aussi dans un hôpital. Les femmes ont majoritairement voté pour le Mur Citoyen, Hannah travaille avec beaucoup de femmes. C’est ténu, comme piste, mais je fais confiance à mon instinct. Je n’ai pas vraiment le choix de toute façon. Quand j’étais montée dans le train, j’avais en tête de retourner à l’entreprise de Tanim, là où j’avais passé cet entretien maudit qui avait tout commencé et trouver des femmes lésées par le monstre. Mais mon rêve m’avait présenté une autre option. Si cette réunion ne donne rien, je reviendrai à mon plan A et tant pis pour les risques. Les réponses se trouvent quelque part et je dois les trouver.

Soudain, un mot prononcé légèrement plus fort que les autres dans le cercle me fait tourner la tête.

« Pardon, vous pouvez répéter ce que vous venez de dire ? » je fais brusquement en tournant la caméra.

Celle qui proposait l’astuce tout à l’heure parait ravie de son petit effet et reprend plus fort.

« Je disais qu’a priori, ça marchait avec toutes les crèches du pays. Ma cousine est dans la Capitale et avant d’être devenue membre du parti du Mur Citoyen, elle avait dû renoncer à mettre sa fille en crèche. Deux jours après avoir souscrit, on lui trouvait une place ! »

La femme blonde qui avait témoigné en premier renchérit.

« On m’avait parlé de cette combine au bureau. Le Mur Citoyen a un réseau impressionnant : je désespérais de voir les notes de Kévin remonter un jour, je n’avais plus le temps ou la motivation pour l’aider dans ses devoirs. Une adhésion et un email plus tard, on me réservait un créneau chez un professeur particulier. »

J’ai mal entendu. Ce n’est pas possible. Je cligne des yeux hébétés vers Hannah, qui ne semble pas comprendre ma réaction :

« Angèle, tu me disais que tu voulais parler du Mur Citoyen avec des femmes. Je croyais que c’est ça que tu avais en tête, non ? »

Je me ressaisis avant que ma stupeur ne les effraie.

« Oui, oui, je n’avais juste pas conscience du nombre d’avantages disponibles. J’ai été surprise. »

Je m’éclaircis la gorge et m’assieds à côté de mon appareil photo, toujours en train de filmer. Je sors un carnet de mon sac, pour me donner une contenance.

« J’aurais aimé savoir mesdames… Combien d’entre vous sont membres du Mur Citoyen ? »

Sur quatorze femmes présentes, dix lèvent la main. Je constate avec soulagement qu’Hannah n’en fait pas partie, mais je sens mes doigts trembler autour du stylo que je fais glisser sur mon carnet. Je laisse passer quelques secondes avant de continuer. Elles me fixent toutes avec des regards allant de la curiosité bête à l’animosité, en passant par la culpabilité. Elles savent ce que je vais demander.

« Et combien d’entre vous ont voté pour le Mur Citoyen lors des dernières élections ? »

Ma question un peu abrupte provoque des regards inquiets dans l’assistance. Elles hésitent, se consultent. Mais la donneuse d’astuce lève promptement la main.

« Bien sûr que j’ai voté pour eux et j’en suis fière. »

Je lui jette un léger sourire qui doit sûrement davantage exprimer mon malaise que ma fausse complicité. Suivant l’exemple, les neuf autres femmes lèvent aussi la main. Rémi se penche sur mon oreille.

« Angèle… Ce ne serait pas de l’achat de vote ?

– Chut, on verra ça plus tard. Surveille que la caméra tourne bien. »

L’échange était trop bas pour que les femmes du cercle nous entendent, mais quand je retourne la tête, elles me fixent toutes avec méfiance, voire même hostilité. Elles sentent que je ne suis plus de leur côté. Je ne vais sûrement pas pouvoir rester beaucoup plus longtemps, alors autant tenter le tout pour le tout. Je me redresse dans mon siège pour donner l’illusion de l’assurance.

« Est-ce que vous avez suivi l’actualité du Mur Citoyen avant et pendant les élections ? Avez-vous entendu parler des trucages et des faux qu’ils ont utilisés tout au long de leur campagne ? Est-ce que vous avez entendu ou lu les témoignages de femmes écartées de leur poste pour être remplacées par des membres du Mur Citoyen ? Levez la main si c’est le cas. »

Le malaise s’installe. Les quatre femmes non-membres du Mur Citoyen secouent la tête et jettent un regard noir aux dix autres. Ces dernières ne prononcent pas un mot, la tête basse, mais la donneuse d’astuce semble vouloir jouer les porte-paroles. Elle me répond d’une voix forte.

« J’en ai entendu parler oui, mais d’une, on ne sait toujours pas si c’est bien la vérité et de deux, qu’est-ce que ça peut bien nous faire ? »

Elle m’agace, elle. Elle sait que ces informations sont vraies, elle s’en doute, au moins, mais elle n’a pas envie de le voir. Je voudrais lui rétorquer que je suis bien placée pour connaître la vérité, mais ce serait du suicide, en plus d’être totalement inutile. Du reste, je n’ai pas besoin de répondre, car elle se sent obligée de se justifier.

« Finalement, est-ce qu’ils ne sont pas tous comme ça, en politique ? C’est toujours au premier qui ira tirer dans les pattes de l’autre ou qui ira faire le plus de promesses aux électeurs pour aussitôt les oublier une fois la ligne d’arrivée franchie. Pour moi, une place en crèche privée garantie pour mes jumeaux, c’est inespéré, mais c’est surtout concret. Alors si pour ça il faut voter pour un parti plutôt qu’un autre, je prends.

– Vous savez que personne ne peut voir pour qui vous votez au final ? » je souffle. « Vous pouviez prendre l’adhésion et voter pour autre chose. Le Mur Citoyen n’en aurait rien su.

– Mais j’avais envie qu’ils gagnent, moi ! Mon quotidien est déjà trop compliqué pour que je me pose des questions sur les grandes valeurs démocratiques ! Vous savez pourquoi je suis dans ce cercle ? Parce que mon mari me bat quand il boit ! Et pourquoi il boit ? Parce qu’il a été licencié après la fermeture de sa boîte, parce que les pignoufs de l’ancien gouvernement sont infoutus d’empêcher nos entreprises de délocaliser leurs usines. Alors une femme qui perd son emploi pour être remplacée par un homme, je m’en contrefiche, j’échange même sa vie contre la mienne quand elle veut ! »

Je sens la main de Rémi sur mon épaule m’inviter au calme. Je jette un œil vers la porte-parole qui semblerait presque prête à mordre. Quelle frustration ! Mais est-ce que je peux vraiment leur en vouloir ? C’est vrai que les choses doivent changer. Et beaucoup.

Je me lève sous le regard de reproche de mon interlocutrice et replie le matériel dans un silence lourd. Hannah me raccompagne vers la sortie.

« Tu as eu ce que tu voulais ? » me demande-t-elle avec une grimace gênée.

J’acquiesce et lui fais un sourire en remerciement, mais elle me retient encore une seconde.

« Tu sais, ces femmes… Il y en a beaucoup d’autres. Je t’avoue que moi aussi, j’ai hésité. C’était tellement facile ! On craque, tous. Dans les hôpitaux, on a trop de patients pour plus assez de personnel. Dans les entreprises, on demande à produire toujours plus, on exige d’être à 200 % au bureau comme dans la vie quotidienne. Les gens sont misérables, Angèle. J’ai l’impression que le monde devient fou. Alors ce genre de proposition de la part du Mur Citoyen, trouver une crèche, une babysitter, obtenir un rendez-vous chez le médecin pour le petit dernier ou aider le plus grand à faire ses devoirs, c’est une bouffée d’air au milieu de la noyade. Ne juge pas trop vite ces femmes qui essayent de s’en sortir. Pour une raison que j’ignore, le Mur Citoyen semble vouloir les aider en particulier. Ça ne devrait pas influencer leurs choix politiques, mais ça reste une réaction attendue. »

J’ai un frisson dans le courant d’air de la porte.

« Justement, c’est ça qui m’inquiète. »

Nous faisons nos adieux à Hannah puis, avec Rémi, nous marchons sans avoir besoin de nous consulter directement vers la gare.

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