Chapitre 31 – Le jour des voyageurs

Le tonnerre semble rouler de montagne en montagne, bondissant d’un versant à l’autre jusqu’à atteindre notre campement au bord de la rivière. Le son me parvient à travers la toile fermée de ma tente alors que je suis là, allongée, tentant de m’endormir, mais sans succès. C’est assez terrifiant de ne pas réussir à déterminer où se trouve l’orage exactement. Je cherche à me concentrer en fixant la toile claire. Notre campement se trouve dans une forêt de pins, quelles sont les chances qu’un éclair tombe pile sur celui qui se trouve juste à côté de ma tente ? Je n’ai pas vraiment envie de compter.

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Le tonnerre semble rouler de montagne en montagne, bondissant d’un versant à l’autre jusqu’à atteindre notre campement au bord de la rivière. Le son me parvient à travers la toile fermée de ma tente alors que je suis là, allongée, tentant de m’endormir, mais sans succès. C’est assez terrifiant de ne pas réussir à déterminer où se trouve l’orage exactement. Je cherche à me concentrer en fixant la toile claire. Notre campement se trouve dans une forêt de pins, quelles sont les chances qu’un éclair tombe pile sur celui qui se trouve juste à côté de ma tente ? Je n’ai pas vraiment envie de compter.

Mon matelas gonflable est inconfortable, je touche la toile de ma tente dès que je fais un mouvement et les pluies des derniers jours ont rendu l’espace restant humide et sale. C’est nul. Ce campement est nul. Cette semaine était nulle. J’en ai ras-le-bol : je veux rentrer. Mais où ? Telle est la question. Je n’ai pas de nouvelles de Rémi, mais Barbara a pu entrer en contact avec les autres lieutenants et avoir un bilan de l’attaque du Mur Citoyen. Une trentaine de Séditieux ont été arrêtés, répartis dans trois villages. Le QG en fait partie. Barbara nous a transmis la liste des Séditieux emmenés : Rémi ne figure pas dedans. Il ne faisait pas vraiment partie des effectifs, mais je pense qu’il s’en est sorti. Il a dû prendre la poudre d’escampette de son côté, probablement perdre ou oublier son téléphone dans l’agitation et il cherche actuellement un moyen de me contacter, voire de me rejoindre. J’ai besoin de lui… et même si je ne le lui ai jamais dit, je sais qu’il le sait. On se retrouvera.

Je laisse mes bras retomber sur mon sac de couchage dans un geste de frustration. Bon, laisse tomber le sommeil pour l’instant Angèle, il n’est pas près d’arriver. Avec un soupir, je dézippe l’ouverture de ma tente et me glisse dehors en évitant d’échouer dans la boue formée par les dernières pluies diluviennes. Quel calvaire ! Mais la situation aurait pu être bien pire…

Après avoir fui le village de la capitale, nous avons roulé plusieurs heures, jusqu’à voir apparaître les premiers sommets aux neiges éternelles. Nous n’étions qu’à quelques kilomètres de la frontière, un plan de repli rassurant selon Barbara, si jamais la situation venait sérieusement à s’envenimer. Par contre, impossible de trouver le moindre emplacement libre dans les campings des environs. Les vacances estivales causaient déjà leurs ravages et je ne suis pas sûre que la Sédition prenne les notes de frais… Nous n’avions pas assez d’argent à disposition pour nous payer un hôtel ni un bungalow, alors on a improvisé. Après quelques jours de camping sauvage, Rita a réussi à joindre Romuald, qui nous a dirigés vers des connaissances à lui, une association s’occupant de l’accueil d’urgence de migrants clandestins. Nous avons bien sûr refusé de prendre des places dans leur gîte, mais avons accepté avec gratitude leur proposition de planter nos tentes dans la forêt donnant sur leurs jardins.

Je traverse ces derniers en évitant les petites flaques formées par la pluie. L’orage gronde toujours, mais les averses se sont calmées. Une percée dans les nuages permet même à la lune d’éclairer un peu les alentours. Tout est calme. Les insectes dérangés par la pluie reprennent peu à peu leur chant et je crois même entendre le hurlement d’un loup dans le lointain.

Quelques personnes sont attablées dans la cuisine d’été du refuge. Même si nous avons déjà passé quelques jours ensemble, je ne connais pas encore tous les bénévoles de l’endroit. Ceux-là ont les traits tirés, ils parlent peu et n’affichent pas le sourire si prompt ici pourtant. Ça doit être la maraude.

Des pas légers dans l’herbe derrière moi m’indiquent que Rita aussi a du mal à trouver le sommeil. Elle me rejoint en quelques enjambées pressées et, sans nous concerter, nous avançons ensemble vers la tablée.

Les bénévoles nous accueillent avec un « Bonjour » poli et retournent à leur verre ou tasse. Je ravive les braises du barbecue en sortant un sachet de guimauves et des céréales carrées au miel pour faire office de toast. Quoi ? Trop sucré ? Et encore, je n’ai pas de chocolat sous la main, ça pourrait être pire. Mais essayez, vous verrez. Je m’occupe de dorer quelques guimauves pour la communauté pendant que Rita s’installe parmi les bénévoles.

Ma meilleure amie est parfaitement à son aise depuis que nous sommes arrivés ici. Le refuge s’occupe des migrants ayant fait le choix périlleux de traverser la frontière à pied, à la recherche d’une vie meilleure dans les différents états de notre continent. Ces sans-papiers voyagent des jours entiers, usant leurs souliers pendant le trajet, allant jusqu’à traverser les cimes enneigées pieds nus pour atteindre les premiers villages de notre pays d’où ils peuvent espérer peut-être repartir en train ou en covoiturage pour des villes plus grandes où ils auront davantage de chances de trouver leur place. Mais ils n’arrivent pas tous. Certains sont arrêtés par les forces de l’ordre qui les remmènent à leur point de départ. Certains sont arrêtés par le froid, la brûlure du soleil ou la fatigue du voyage. Certains sont arrêtés par les falaises à pic. Ils viennent de pays pauvres ou en guerre, n’ont jamais connu la montagne et parfois même la neige. Alors quand ils arrivent, ils sont épuisés et choqués. Le refuge leur offre abri, soin et nourriture pour les remettre d’aplomb avant de les diriger du mieux qu’ils peuvent vers des structures adaptées dans le pays.

Moi, je me contente d’aider à la préparation des repas et à l’entretien du linge, mais Rita est partout. Elle discute avec ces survivants, elle leur apporte soutien, sourires et conseils. Je l’ai observée rallumer une lueur d’espoir dans les regards de ces nomades forcés, dégoutés de voyager à travers le continent depuis plusieurs années pour certains, constamment rejetés par des gouvernements qui se renvoient la balle.

À présent, elle discute avec les bénévoles de la maraude. On m’a expliqué leur mission : ce sont des volontaires, des locaux pour la plupart, qui parcourent ces montagnes qu’ils connaissent si bien à la recherche des humains les plus mal en point. Je distingue leurs vêtements à la lueur de l’unique lampe de la véranda : ils sont sombres, pour éviter d’être repérés par les forces de l’ordre, mais les maraudeurs ont déchiré certains endroits et accroché des bandelettes çà et là pour que ceux qu’ils sont venus sauver ne les confondent pas avec les autorités et ne fuient pas en se mettant en danger des suites d’une course désespérée sur les chemins étroits. Je prépare une assiette de guimauves fondues sur un lit de céréales et pose l’en-cas sur la table avant de m’installer et écouter la conversation. Un dénommé Christophe est en train de répondre à Rita qui lui demandait comment s’était passée la maraude de cette nuit.

« On a dû faire demi-tour », grogne-t-il. « Ça fait des semaines que l’on ne peut plus intervenir correctement. Les gendarmes sont partout : sur tous les chemins, toutes les routes, tous les carrefours. Ils connaissent nos véhicules. Ils nous arrêtent et fouillent le camion à chaque passage. Impossible de remmener qui que ce soit ou ils les embarquent, et nous avec. »

Il met un coup de cuillère rageur dans le plat et engouffre une part de guimauve. Puis il balaie quelques fils de sucre de sa barbe hirsute avant de reprendre.

« Le pire, c’est qu’on les connait, ces gendarmes. Ils nous laissent repartir nous en général, mais pas eux. C’est toujours les mêmes qu’avant, il y en avait déjà qui faisaient du zèle, mais la plupart comprenaient le problème et fermaient les yeux quand ils le pouvaient. Tout ça c’est fini maintenant. Le nouveau gouvernement a fait de sa priorité la limitation des immigrés clandestins sur le territoire et ils sont sacrément efficaces ! Les instructions sont passées en quelques semaines. Tolérance zéro, plus personne ne franchit la frontière sans y être autorisé.

– Et les élus locaux ? » demande Rita. « J’avais cru comprendre que c’était eux qui avaient accompagné la création du refuge pour faire face à l’arrivée massive des migrants. Ils ne peuvent rien faire ? »

Christophe secoue la tête. Je n’arrive pas à déterminer son âge. Il pourrait avoir la trentaine, mais son air abattu lui donne parfois des traits d’un homme de cinquante ans. Il répond d’une voix fatiguée.

« Ils ne peuvent pas s’opposer si facilement à la décision d’un gouvernement. Ils font ce qu’ils peuvent, mais on les menace déjà de procès pour avoir aidé des personnes en situation irrégulière. Pour l’instant, la loi ne dit pas que l’on fait quelque chose de mal, mais il paraît qu’un texte est en préparation pour officialiser le délit de solidarité. »

J’interviens avant qu’il ne continue.

« Excusez-moi, c’est quoi, un délit de solidarité ? »

C’est Rita qui me répond.

« Pour l’instant, ce n’est qu’un nom, ça n’existe pas vraiment. Selon la loi, l’entrée, le séjour et la circulation des personnes étrangères en situation irrégulière sont interdits et de ce fait, toute personne qui aiderait à commettre ces délits est aussi condamnable. Mais, si la personne accusée réussit à prouver qu’elle a aidé dans l’idée de préserver la dignité ou l’intégrité physique d’un être humain et que son aide n’a pas été donnée en échange d’une contrepartie, elle n’est pas condamnée. Mais encore faut-il le prouver et on a vu de nombreux cas où ç’a été très compliqué. »

Christophe complète :

« Une structure comme ce refuge peut s’appuyer sur l’aide des élus locaux, mais il y des particuliers, partout dans cette montagne, qui donnent aussi de leur personne et viennent en aide à d’autres humains qu’ils retrouvent parfois dans leur jardin ! Aider, c’est seulement normal. Mais quand eux sont arrêtés, ils n’ont pas forcément connaissance de leurs droits et leur défense n’est pas assez solide. C’est quand ils ont été condamnés qu’est né ce nom de délit de solidarité. »

Il fixe Rita de ses yeux marron.

« Apparemment, le nouveau texte prévoirait de qualifier toute aide apportée d’acte de militantisme. Le militantisme étant reconnu comme un acte avec but, cela deviendrait une contrepartie possible. Aider son prochain ne sera plus quelque chose de normal, mais un acte politique. C’est inqualifiable. »

Le silence retombe. Je joue avec ma cuillère dans le plat de guimauve, mais je crois que j’ai surtout du mal à saisir l’ampleur du concept. C’est trop énorme. Peut-on réellement passer ce genre de loi sans conséquence ? Les gens peuvent-ils vraiment obéir à un texte leur interdisant de venir en aide à son voisin ?

« Je ne pense pas que les gens suivront », déclare Rita, comme en réponse à mes interrogations. « Aider son prochain est dans la nature de l’Homme. Ils ne pourront pas vérifier chaque voiture, contrôler chaque individu qui part en randonnée. L’action du refuge s’arrêtera peut-être, mais les habitants continueront. »

J’ai un regard pour ma meilleure amie qui affiche un sourire discret, mais confiant, comme pour rassurer les maraudeurs. C’est Rita. Elle a toujours foi dans le genre humain. Je ne lui donne pas tort. Romuald, lui, serait plutôt à l’exact opposé et soutiendrait que l’Homme est égoïste. Moi, je reste en observation, dirons-nous. Christophe balaie l’affirmation de Rita d’un revers de main.

« On a déjà pu voir l’effet désastreux des condamnations par le passé. Les bénévoles se faisaient plus rares, on avait de moins en moins de particuliers qui nous emmenaient des rescapés…

– Oui, mais ils ont toujours fini par raugmenter ? » demande Rita doucement.

« Oui, c’est vrai. Mais seulement parce que nous, on a continué et qu’ils ont vu que rien de désastreux ne nous arrivait. D’eux-mêmes, ils auraient arrêté. »

Christophe jette sa petite cuillère dans le plat et se lève pour partir. Je l’arrête.

« Est-ce que tu aimes faire ce que tu fais ? Aider les migrants, je veux dire. »

Il a un haussement d’épaules et me jette un regard sombre.

« Évidemment. Ce n’est même pas que j’aime le faire, c’est qu’il faut le faire. C’est normal.

– Tu continuerais à le faire, même si ça devenait illégal ?

– J’en sais rien. Ça deviendra très compliqué. Mais s’il y a un moyen, je le trouverai. »

Je lui adresse un sourire.

« Continue alors, les autres suivront. Ce nouveau gouvernement cherche à nous diviser, il prône l’individualisme et fait en sorte que chacun se méfie de son voisin. Il faut que les personnes comme toi continuent. Je sais que je n’ai pas à te donner de leçons, mais vraiment, ce que tu fais est important. Continue et les autres suivront. Il leur faut juste une personne pour leur montrer le chemin. »

Je vois les sourcils de l’homme se froncer sous l’effet de l’étonnement… ou est-ce de l’agacement ? Peu importe. Rita m’adresse un hochement de tête approbateur avec un léger sourire. Je crois que la conseillère en elle vient d’approuver mon message. Tant mieux, car il me vient une petite idée.

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